Entretien avec Thierry Rambaud

Dernière mise à jour : 3 mars 2023|1983 Mots|10 min de lecture|Catégories : entretien|

Alors que la question de l’adhésion de l’Union européenne (UE) à la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) est à nouveau considérée par la présidence suédoise du Conseil de l’UE, nous avons demandé au Pr. Thierry Rambaud, Professeur de droit public à l’Université Paris-Cité et Avocat à la Cour, de nous éclairer sur les obstacles posés par cette perspective, non aboutie depuis qu’elle a été prévue par le Traité de Lisbonne (2009). Selon lui, les arguments invoqués par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dans son avis négatif de 2014, demeurent valables, et ne doivent pas laisser oublier, en outre, que l’Union européenne prend déjà la question de la protection des droits de l’Homme et des libertés fondamentales très au sérieux.


Q1. L’adhésion de l’UE à la Convention européenne des droits de l’homme était listée parmi les objectifs du Traité de Lisbonne il y a déjà quinze ans. Pouvez-vous nous dire pourquoi il a alors été jugé nécessaire d’intégrer cet élément, et si vous considérez que cette étape aurait encore du sens aujourd’hui ?

 

Vous avez raison de rappeler que l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) est prévue par le Traité de Lisbonne (TUE) dont l’article 6 par. 2 stipule : ” 2. L’Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Cette adhésion ne modifie pas les compétences de l’Union telles qu’elles sont définies dans les traités“. L’emploi de l’indicatif présent semble imposer une obligation aux États membres et aux institutions de l’Union européenne de conclure ce processus d’adhésion. Seulement, par un avis 2/13 rendu, ce qui est assez rare en pratique et témoigne de l’importance du sujet, en Assemblée plénière, le 18 décembre 2014, la CJUE, saisie sur le fondement de l’article 218, paragraphe 11 TFUE, a jugé que le projet d’accord d’adhésion, qui avait été élaboré, ne s’avérait pas conforme avec le droit de l’Union européenne. Je rappelle que les 28 États membres de l’Union européenne soutenaient pourtant ce projet d’accord. La Cour a invoqué des arguments tenant à la fois à la structure institutionnelle de l’Union européenne et aux caractéristiques profondes du droit de l’Union européenne. Il est vrai qu’il ne s’agit rien de moins que de soumettre l’action des institutions européennes au contrôle d’un organe juridictionnel extérieur : la Cour européenne des droits de l’Homme. Outre les raisons techniques, il n’échappe à personne que ce processus revêt une dimension politiquement très sensible de nature à réveiller certaines susceptibilités. L’avis négatif de 2014 succédait d’ailleurs à un premier avis négatif rendu le 28 mars 1996.

 

Une grande majorité de la littérature juridique et politiste s’était enthousiasmée pour ce processus d’adhésion. Nous étions pour notre part plus réservés en vertu de l’adage : « le mieux est l’ennemi du bien ». Car, nous pouvons considérer que les droits fondamentaux sont déjà bien défendus dans l’Union européenne. Outre la jurisprudence importante de la Cour de justice de l’Union européenne en matière de protection des droits des fondamentaux, l’Union s’est également dotée, en décembre 2000, d’une Charte européenne des droits fondamentaux à laquelle le traité de Lisbonne confère une valeur juridique. A cela s’ajoute la responsabilité, au premier chef, des institutions et juridictions des Etats membres en matière de protection des droits fondamentaux. Le règlement 168/2007/CE du Conseil en date du 15 février 2007 crée une Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne destinée à renforcer l’expertise et les compétences des institutions européennes et des Etats membres dans le domaine des droits fondamentaux. C’est dire que l’Union européenne, avant même le lancement de la procédure d’adhésion à la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH), avait pris très au sérieux le sujet des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.

 

Q2. Pourtant, en 2023, l’UE n’est toujours pas membre de la CEDH. Où les blocages se situent-ils ? Pouvez-vous nous expliquer ce qui n’a pas fonctionné jusqu’ici ?

 

Le débat revient régulièrement sur le devant de la scène européenne, sans que les données de fond de la question n’aient réellement changé. Il s’agirait pourtant d’une étape importante qui, pour de nombreux juristes, permettrait d’harmoniser le système européen de protection des droits et des libertés en Europe. Les obstacles structurels sont énoncés dans l’avis de la CJUE de 2014. Ils tiennent, comme on l’a dit, aux caractéristiques profondes du droit de l’Union européenne. Prenons l’exemple de la deuxième incompatibilité qui tient au principe de confiance mutuelle entre les États membres. On sait que la Convention européenne des droits de l’Homme impose aux États membres de vérifier le respect des droits fondamentaux par un autre État membre. Une telle vérification ne serait pas compatible avec le principe de confiance mutuelle entre les Etats. La Cour évoque bien d’autres arguments tenant au mécanisme du codéfendeur ou à la PESC (politique étrangère et de sécurité commune…), ce dernier domaine étant sans aucun doute le plus sensible.

 

Rappelons, au passage, ce qu’est le principe du codéfendeur qui a été parfaitement résumé par le professeur Jacqué, éminent professeur à l’Université de Strasbourg et au Collège d’Europe de Bruges et directeur général honoraire au Conseil de l’Union européenne : « La protection de la répartition des compétences entre les Etats membres et l’Union est assurée par le système du codéfendeur qui permet à l’Etat ou à l’Union selon le cas de se porter au côté du défendeur initial et de constituer avec lui une seule partie. De la sorte, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas à se demander au stade de la recevabilité si la mesure contestée relève des compétences de l’Union ou de celles de l’Etat membre en cause » (J-P. Jacqué, « L’avis 2/13 CJUE. Non à l’adhésion à la Convention européenne des droits de l’Homme ? », https://free-group.eu/2014/12/26, consulté le 20 janvier 2023). La difficulté provient de ce qu’il revient à la Cour européenne des droits de l’homme d’apprécier si les conditions sont remplies en l’espèce pour que le statut de codéfendeur soit accepté (J-P. Jacqué, « L’avis 2/13 CJUE. Non à l’adhésion à la Convention européenne des droits de l’Homme ? », https://free-group.eu/2014/12/26, consulté le 20 janvier 2023, voir également : Nicolas Hervieu, « Cour européenne des droits de l’homme : Bilan d’étape d’un perpétuel chantier institutionnel » [PDF] in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 3 septembre 2013).

 

Ces difficultés ne doivent pas occulter toutes les avancées que comportait ce projet d’adhésion (nomination des juges…). Seulement, comme l’a très bien dit le professeur Jean-Paul Jacqué dans l’étude précitée : « Le challenge présenté par l’adhésion n’est pas facile à remporter. La Convention européenne des droits de l’Homme est à l’origine un trait interétatique auquel on se propose de faire adhérer une entité de nature fédérale qui n’est certes pas un État ».

 

Q3. On voit de nombreux cas de référencement croisé entre la Cour de Justice de l’UE et la Cour européenne des droits de l’homme, avec des renvois par l’une à la jurisprudence de l’autre. Dans le même temps, la présidence suédoise du Conseil fait référence au processus d’adhésion dans ses priorités. Assistons-nous à la reprise d’une dynamique sur la question du rapprochement de l’UE et de la CEDH ?

 

Il est certain que les Cours de Luxembourg et de Strasbourg examinent avec attention les arrêts rendus par chacune d’entre elles. C’est le “dialogue des juges”, expression chère au Conseiller d’État, Bruno Genevois. Je vous avoue toutefois que je considère que le sujet est devenu un serpent de mer qui revient régulièrement à la une de l’actualité européenne, mais je pose la question : est-ce que les obstacles structurels soulignés dans l’avis de la Cour ont disparu ? Selon moi, la réponse est non. Déjà, en octobre 2019, la Commission européenne a transmis à la Secrétaire générale du Conseil de l’Europe le souhait de la Commission de reprendre le processus d’adhésion. Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a adopté un mandat de négociation en 2020. Je ne suis cependant pas très optimiste. Je partage l’analyse du professeur Jacqué dans le texte précité : l’avis pose, au fond, le sujet crucial (de la compatibilité, NDLR) des relations entre l’interétatisme qu’incarne le Conseil de l’Europe et le modèle de l’intégration représenté par l’Union européenne.

 

Ne pensons pas toutefois que la non-adhésion ouvre la voie à un « vide juridique ». Il existe déjà un contrôle de la Cour européenne des droits de l’Homme sur des actes de l’Union européenne, sous certaines conditions, bien évidemment. C’est la jurisprudence Bosphorus Airways c/ Irlande en date du 30 juin 2005 qui continue à s’appliquer dans cette hypothèse (pour une analyse de cette décision, « L’arrêt Bosphorus de la CEDH : quand le juge de Strasbourg décerne au système communautaire un label de protection satisfaisant des droits fondamentaux », LPA n°234 du 24 novembre 2005 »). Nous avons également rappelé que la Charte européenne des droits fondamentaux dispose dorénavant d’une pleine et entière valeur juridique et s’impose non seulement aux institutions, organes et agences de l’Union, mais également aux Etats membres. Les réserves qu’avaient opposées les Britanniques n’ont dorénavant plus lieu d’être en raison du Brexit.

 

Q4. Un des éléments régulièrement soulevés par les mouvements eurosceptiques est le manque supposé de responsabilité juridique des institutions européennes en matière de droits fondamentaux. Que pensez-vous de ces critiques, et dans quelle mesure une adhésion de l’UE à la CEDH pourrait-elle contribuer à y répondre ?

 

Non, selon moi, la réponse est ailleurs. La Cour de justice de l’Union veille déjà au respect des droits fondamentaux, ainsi que les jurisprudences constitutionnelles nationales, comme celle de la Cour constitutionnelle allemande qui adopte une jurisprudence assez remarquable en la matière. N’attendons aucun résultat miracle de cette hypothétique adhésion, mais travaillons sans cesse à renforcer le contrôle démocratique et citoyen sur le fonctionnement des institutions européennes. Je retrouve ici un de mes thèmes récurrents : rapprocher les institutions européennes des citoyens. Ces derniers ignorent en général tout de leur organisation et de leur compétence. Un bon régime politique, et l’Union européenne en a un, repose avant tout sur la relation de confiance entre les gouvernants et les gouvernés. Or, malgré les avancées démocratiques depuis le traité de Maastricht de 1992, on voit bien que le fossé ne cesse de se creuser entre les institutions et les citoyens. Des efforts constants sont toutefois entrepris pour réduire cet écart (voir les excellentes initiatives d’Educ-EU en ce sens).

 

Interview réalisée le 20 janvier 2023

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