Consultant en Affaires européennes
Enseignant à l’ESCP Business School et au Corps des Mines
Alors que le mois de mai, associé à la fête de l’Europe, invite traditionnellement à porter un recul critique et positif sur les enjeux européens, nous sommes heureux de nous entretenir avec Yves Bertoncini, enseignant à l’ESCP Paris et au Corps des Mines. Avec lui, nous passons brièvement en revue plusieurs sujets : état des opinions publiques, citoyenneté européenne, autonomie stratégique, bilan de la mandature et présidence espagnole à venir. D’après lui, la survenance de nombreux défis extérieurs explique un renforcement du sentiment pro-européen des populations et de nombreuses avancées dans le champ de la « souveraineté » ces dernières années.
Q1. On observe une nette remontée des opinions favorables à l’égard de l’Union européenne depuis la sortie de la crise de la zone euro, en 2015. 47% des citoyens de l’UE font confiance à celle-ci et 62% sont optimistes quant à son avenir – et la confiance dans l’UE reste supérieure à celle placée dans les gouvernements nationaux. Comment interprétez-vous ce retournement des opinions, qui peut toutefois cacher des disparités nationales ?
La survenance de défis extérieurs contribue assez classiquement au renforcement du sentiment d’appartenance et du degré de confiance vis-à-vis de l’UE. Face à la crise pandémique, à l’invasion russe de l’Ukraine et aux périls environnementaux, ce sont plutôt des démarches coopératives et unitaires qui se sont imposées – bien davantage que lors de la crise de la zone euro et face à l’afflux massif de demandeurs d’asile… Les initiatives récentes de l’UE ont aussi produit des actions et des résultats tangibles et inédits, de l’achat groupé de vaccins au Plan de relance « Next Generation EU », de la livraison d’armes à l’Ukraine aux sanctions sans cesse renforcées contre la Russie, ou encore en termes de lutte contre le changement climatique. Par ailleurs, le « Brexit » s’apparentant à une aventure peu alléchante, il est logique que l’europhobie ait reculé sur notre continent, même si les euroscepticismes de toute nature n’ont quant à eux pas disparu, bien au contraire.
Q2. Nous célébrons ce 9 mai la fête de l’Europe, qui est l’occasion de démontrer les apports concrets de l’UE mais aussi de réfléchir aux modalités d’un rapprochement des peuples de la construction politique européenne. Quelles sont selon vous les priorités à mener dans ce but ?
Les 27 peuples composant l’Union européenne se connaissent si peu que tout ce qui contribuer à les éclairer ou à les instruire sur leurs « concitoyens » des pays voisins est le bienvenu – cette information de nature civique me semble la priorité absolue, davantage que tout ce qui relève de la communication institutionnelle sur le rôle de « Bruxelles ». Ensuite, outre les apports concrets de l’UE, il convient de mettre en exergue tout ce que nous avons en commun – au-delà de tous les conflits qui nous ont opposé – et donc tout ce qui nous distingue des autres continents, ce qui fonde l’identité européenne. C’est parce que nous aurons le sentiment de nous ressembler que nous aurons davantage envie de nous rassembler – ce qui est diablement nécessaire dans un monde dont l’Europe n’est plus le centre, et dans lequel nous avons des intérêts et une vision spécifiques à promouvoir.
Q3. Le président de la République, Emmanuel Macron, a récemment indiqué dans un entretien aux Echos en marge de son déplacement en Chine que la « bataille idéologique de l’autonomie stratégique était gagnée » mais que sa mise en pratique devait faire l’objet d’efforts encore plus résolus. Partagez-vous ce sentiment et peut-on dire notamment que la bataille est gagnée dans les opinions ?
Emmanuel Macron a raison de dire que l’appel à renforcer la « souveraineté européenne » qu’il a lancé en Sorbonne et reformulé maintes fois depuis lors a donné lieu à des avances tangibles depuis 2017. Pour autant, les propos qu’il a tenus à son retour de Chine sont problématiques à maints égards.
D’abord parce qu’il se présente comme un idéologue, qui a de surcroît livré une « bataille », et qui la proclame « victorieuse » : ce n’est pas le meilleur moyen de partager ses convictions et ses positions auprès de ses partenaires européens, d’autant que cette posture messianique contribue à altérer son discernement quant aux logiques à l’œuvre depuis le début de la guerre en Ukraine : aux yeux de nombreux Européens, le Président français n’a en effet pas tout bien analysé et énoncé avant cette guerre, et sa stratégie vis-à-vis de Poutine, avant comme après l’invasion russe, est entaché d’erreurs de jugement après tout humaines, mais qui devraient l’inciter à davantage d’humilité.
Dans ce contexte, le glissement conceptuel de la « souveraineté européenne » à « l’autonomie stratégique » conduit inévitablement à se demander par rapport à qui il faut devenir moins dépendant, et donc à passer d’une démarche rassembleuse à une approche clivante. S’il s’agit de se concentrer sur le registre économique, les Européens peuvent certes s’entendre pour soutenir des alliances industrielles, multiplier les « projets importants d’intérêt européen commun » (PIIEC), notamment afin de réduire les risques de dépendance vis-à-vis de la Chine, tout en maintenant l’ouverture de l’UE aux échanges extérieurs.… Mais s’il s’agit de promouvoir l’autonomie européenne en matière diplomatique et militaire, ce sont davantage les États-Unis qui semblent visés, au moment où la guerre en Ukraine les rend plus que jamais indispensables aux yeux de la plupart des Européens…
Plaider pour l’autonomie stratégique européenne en l’appliquant à la guerre en Ukraine est déjà très étonnant : si nous avions été « autonomes » à l’heure de l’invasion russe, moins dépendants de nos alliés américains, qu’aurions nous fait de mieux en termes de soutien militaire à l’Ukraine et de sanctions de la Russie ?! Mais appliquer un tel concept au traitement des tensions militaires entourant Taiwan juste après un voyage en Chine constitue une sortie de route pour le moins contreproductive… Quant à agrémenter cette plaidoirie d’une mise en cause des USA, dont nous pourrions devenir des « vassaux » : voilà qui transforme la manœuvre en une forme d’« harakiri » diplomatique encore plus dommageable…
Q4. Avec la perspective des élections européennes au printemps 2024, la mandature européenne approche de son terme. Quel bilan faites-vous des cinq années de mandat des institutions communautaires et notamment de la Commission européenne, qui avait placé l’impératif « géopolitique » au premier rang de ses priorités ? Comment jugez-vous la contribution personnelle d’Ursula von der Leyen ?
Cette mandature aura de nouveau été marquée par la gestion de crises et défis externes, le péril pandémique, puis la guerre en Ukraine. Ces événements imprévus auront hélas coûté la vie à nombre d’Européens, tout en conduisant l’UE à prendre les quelques initiatives inédites et mémorables que j’ai rappelées, en particulier le Plan de relance « Next Generation EU » et le financement de la livraison d’armes et de munitions à l’Ukraine. Cette mandature devrait aussi avoir un bilan législatif non négligeable, avec notamment le lancement et la mise en œuvre d’un « Pacte vert » transversal et ambitieux, avec à la clé de premières avancées et percées en matière de lutte contre le changement climatique et de protection de la biodiversité, même si beaucoup reste encore à faire.
Dans ce contexte, Ursula von der Leyen se sera avérée une communicante habile, qui sait incarner l’Europe et ses actions aux yeux des opinions publiques européennes et du monde. Elle a par exemple su porter la mise en œuvre du « Pacte vert » au plus haut des priorités européennes, mais aussi se placer en première ligne pour tout ce qui relève de l’achat groupé de vaccins et la solidarité politique et opérationnelle avec l’Ukraine. Sa bonne image externe compensera sans doute les critiques que suscitent son déficit de collégialité politique et d’interaction civique, qui vont en quelque sorte l’accompagner jusqu’à la fin de son premier mandat – en attendant la suite…
Q5. Comment voyez-vous se profiler la présidence espagnole du Conseil de l’Union européenne au deuxième semestre de cette année, à la suite de la présidence de la Suède ? L’Espagne est un pays traditionnellement constructif en Europe et ses priorités sont marquées par une attention plus particulière à la dimension sociale de l’Europe. Quels progrès peut-on attendre sur ce dernier front ?
L’Espagne est l’un des grands pays de l’UE, mais j’entends souvent dire qu’il boxe « en dessous de sa catégorie ». Il reste donc à espérer que les autorités madrilènes vont se saisir de cette présidence tournante pour contribuer au maintien de l’unité européenne face à la guerre en Ukraine et parachever la mise en œuvre de l’agenda législatif de l’UE avant les élections du printemps 2024.
Compte tenu de son histoire européenne, de sa situation économique et de sa coalition gouvernementale, l’Espagne aura sans nul doute à cœur de renforcer la dimension sociale de l’UE. Ce positionnement sera d’autant plus affirmé que sa présidence tournante du Conseil coïncide hélas avec le lancement de la campagne des élections législatives de fin 2023, pendant laquelle des partis comme « Unidad Podemos » ne manqueront pas de mettre l’accent sur les défis sociaux. Les avancées européennes possibles dans ce domaine sont cependant limitées par le principe de subsidiarité et les différences de sensibilité entre États membres. Il faudra donc que les autorités espagnoles prennent garde à ne pas surcommuniquer sur les enjeux sociaux européens, et qu’elles se focalisent sur l’accompagnent social des transitions écologique et numérique afin d’obtenir des avancées en phase avec les défis de l’heure.
Je suis sinon curieux de savoir comment l’Espagne va aborder le défi de la ratification de l’accord commercial entre l’UE et le Mercosur, qui paraît bienvenue d’un point de vue géopolitique et économique, mais qui ne va pas manquer de susciter nombre de réticences sociales et politiques, y compris en France…
Entretien réalisé le 28 avril 2023