Madame Susi Dennison est chercheuse et directrice du programme « Puissance européenne » au European Council on Foreign Relations (ECFR). Elle a bien voulu dresser, pour Educ-EU, un état des lieux de la politique européenne d’asile et de migration, deux ans après la proposition de la Commission européenne concernant un nouveau Pacte sur le sujet et quelques mois après la présidence française du Conseil de l’UE. Cette dernière avait annoncé des progrès quant à la mise en place d’un accord entre les États membres.
Q1. Quels sont les éléments clés de la proposition de la Commission pour un nouveau Pacte sur l’asile et les migrations et comment viennent-ils s’ajouter aux initiatives européennes déjà adoptées sur le sujet ?
Trois éléments du Pacte sur l’asile et les migrations – proposé initialement en septembre 2020 – ont été adoptés à la fin de la présidence française. Il s’agit d’un mandat de négociation pour le règlement Eurodac visant à créer une base de données des demandeurs d’asile et des migrants illégaux ; d’un mandat de négociation pour la législation sur le contrôle d’identité, visant à harmoniser les règles d’entrée à travers l’UE ; et d’une « déclaration de solidarité », qui prévoit un mécanisme volontaire de répartition de migrants pour atténuer la pression sur les États membres situés aux frontières extérieures de l’UE. Dix-huit États membres ont signé cette déclaration.
Ces mesures sont le fruit d’une volonté politique croissante des États de coopérer au niveau de l’UE sur le sujet des migrations – une dynamique remarquée lors de l’arrivée de réfugiés ukrainiens en Europe dans le contexte de l’invasion du pays par la Russie en février 2022. Cependant, en pratique il y a peu de changements concrets. Ainsi, par exemple, le « mécanisme de solidarité » repose toujours sur le principe du volontariat. Ces mesures ne marquent donc pas un changement décisif qui témoignerait d’une volonté des États membres de considérer les migrations comme une véritable question de « souveraineté » européenne.
Car, si l’UE était réellement souveraine sur le sujet des migrations, elle serait capable de mettre en œuvre une politique migratoire pour les arrivées sur son territoire qui correspondrait à ses besoins démographiques et de main d’œuvre et qui soutiendrait la compétitivité des entreprises européennes. Par ailleurs, la liberté de mouvement dans l’UE ne serait pas non plus remise en cause, puisque l’immigration dans l’UE interviendrait en complément des migrations intra-communautaires, compensant la fuite des cerveaux observée dans certains pays et les pénuries de main d’œuvre lorsque celles-ci apparaissent.
La composante humanitaire de la politique migratoire de l’UE – c’est-à-dire la capacité d’accueillir les réfugiés, comme prévu par les obligations légales auxquelles ont souscrit les États dans la Convention de l’ONU de 1951 sur le statut de réfugiés – serait également incontestée et présentée comme le reflet des valeurs européennes. Les pays tiers ne verraient pas non plus le sujet migratoire comme une arme potentielle (qui les verraient « ouvrir le robinet » des routes migratoires pour augmenter la pression sur les frontières extérieures de l’UE) puisque l’UE aurait des systèmes en place pour gérer les pics et les creux des flux d’arrivée en Europe.
La réalité actuelle est encore très éloignée de cette description. Le sentiment que les arrivées de personnes dans des États membres ou dans l’UE en général sont hors de contrôle reste en effet prégnant dans les opinions publiques. Selon l’Eurobaromètre du printemps 2022, l’immigration était identifiée comme la troisième question la plus importante, après la situation économique et le changement climatique. Les migrations restent un sujet très politisé, perçu comme une menace ou à tout le moins un problème par les gouvernements des États membres.
Q2. Ces derniers temps, nous avons vu la Biélorussie utiliser les migrations pour tenter de déstabiliser l’UE à sa frontière orientale avant que la guerre de Poutine en Ukraine ne déclenche de nouvelles vagues de réfugiés à destination de l’UE en seulement quelques semaines. Pensez-vous que ces évènements aient influencé les positions des gouvernements nationaux en ce qui concerne les migrations ?
Ils les ont certainement influencées, mais pas de façon positive dans la mesure où ils n’ont pas contribué à renforcer la capacité de l’UE face à lutter collectivement contre l’instrumentalisation, par les pays tiers, de l’enjeu migratoire. Les gouvernements européens restent très nerveux sur le dossier migratoire, et ont montré qu’ils étaient collectivement et individuellement vulnérables aux manipulations d’autres acteurs. Voyez par exemple la menace de la Turquie « d’ouvrir le robinet » dans le contexte de la renégociation en 2021 du soutien que lui apporte l’UE sur l’accueil des réfugiés syriens si cette dernière n’accédait pas à ses demandes ; ou encore la décision biélorusse, à l’hiver 2020-2021, de diriger des migrants vers la frontière polonaise – quand Varsovie refuse par ailleurs de coopérer avec la Commission pour gérer cette situation au niveau européen.
Dans ces deux cas, le pays tiers n’aurait pas jugé utile d’agir ainsi si l’UE n’était pas apparue prône à répondre à la coercition. L’instrumentalisation par le Maroc des migrants africains à la frontière espagnole à l’été 2021 a encore été particulièrement notable au vu des résultats qu’il a obtenus. En conséquence de cette pression, le gouvernement espagnol a effectué une « volte face » en mars 2022 en offrant l’autonomie au Sahara occidental, irritant l’Algérie malgré le besoin croissant d’une relation solide avec ce pays sur la question de l’énergie et les positions préalablement différentes de l’Espagne sur ce dossier. Cette décision ne peut être comprise qu’en tenant compte des inquiétudes présentes quant à l’impact sur la vie politique interne de l’Espagne d’une augmentation des flux d’arrivées de migrants.
Le problème est que la perception d’une « menace » liée aux migrations en Europe résulte d’un manque de volonté politique d’investir le sujet et de se coordonner plus que des chiffres eux-mêmes. Nous assistons à une « course au moins disant » entre les États membres, qui voit les gouvernements paniquer devant les évènements ayant lieu dans les pays voisins par peur de perdre les prochaines élections. Mais en répliquant les discours des uns et des autres sur le renforcement des frontières, ils ne font malheureusement que prolonger le problème. Ironiquement, le refus de gérer le problème en le mutualisant au niveau européen, une solution qui serait pourtant plus efficace, expose les gouvernements nationaux à des critiques renouvelées et à la pression des partis populistes car les électeurs sont frustrés de percevoir un apparent manque de contrôle sur la question.
Q3. La présidence française du Conseil de l’UE a annoncé fin juin des progrès sur le dossier du Pacte. Comment évaluez-vous ces progrès, et comment les choses ont-elles évolué depuis lors ?
La présidence française s’est appuyée sur le momentum créé autour de l’accueil des réfugiés ukrainiens à la suite de l’invasion russe. Le mouvement observé en Europe a été bien plus accueillant que celui noté au cours la crise de 2015. Cette année, on a vu l’usage de la directive sur la protection temporaire pour assurer une plus grande liberté de circulation aux réfugiés en un temps restreint, directive qui était en place depuis 2021 mais qui n’avait pas encore été mise en œuvre en pratique. Mais je jugerai les progrès réalisés comme étant plutôt minimes au regard de la taille du défi à relever pour atteindre une authentique souveraineté sur les sujets migratoires. Ces progrès sont, par ailleurs, en grande partie liés au contexte politique dans lequel se trouvent les Européens, plutôt qu’à mettre sur le compte d’une qualité particulière de la présidence française.
Depuis le début de la guerre russe en Ukraine, le sentiment d’insécurité des Européens a contribué à une sorte de « consensus permissif » – permettant aux décideurs politiques d’approfondir la coopération européenne sur différents aspects ayant trait à la souveraineté (dans le domaine économique, en mettant en place des sanctions, à travers la coopération pour la sécurité dont l’aide militaire à l’Ukraine, par exemple), renforçant notre capacité à gérer notre interconnexion dans un environnement difficile.
Mais, depuis, ce même sentiment d’insécurité a contribué à un glissement vers la droite de certains gouvernements européens – Italie, Suède etc. – : on observe à nouveau que les électeurs sont persuadés qu’une rhétorique nationaliste est la réponse à leurs peurs. Nous voyons déjà dans les actions du gouvernement italien, qui repousse les bateaux de migrants de leurs côtes vers la Corse ou la Côte d’Azur, qu’il y a une intention de durcir le discours sur l’immigration. Cela débouche sur des conflits intra-européens qui obscurcissent la vision de solidarité pourtant exprimée dans le Pacte. Il est donc possible que les résultats atteints sur le Pacte pendant la présidence française soient vus à l’avenir comme plutôt que comme le début d’une nouvelle dynamique à même de déplacer vraiment les équilibres internes.
Q4. A votre avis, quels sont les manquements clefs du Pacte et comment pourrait-il être amélioré ?
Ce qui manque est avant tout une réelle volonté politique. Dans l’Index de la Souveraineté européenne que l’ECFR a présenté cette année, il est apparu clairement que les migrations sont l’un des rares sujets de puissance européenne où les engagements pris au niveau européen ne dépassaient pas la capacité collective à agir. C’est toujours le cas. La migration est jalousement gardée comme un élément de souveraineté nationale, alors qu’elle devrait être considérée de façon stratégique comme une véritable question de souveraineté européenne.