Entretien avec Sébastien Maillard, Conseiller spécial (Centre Grande Europe) de l’Institut Jacques Delors, Associate Fellow, Europe Programme à Chatham House
Q1. La dynamique interne (formation de majorités, alliances politiques…) du Parlement européen (PE) a-t-elle été notablement différente de celles observées au cours des législatures précédentes, comme le résultat des élections européennes de 2019 le laissait croire ?
Oui, on a pu l’observer d’emblée : si les « Verts » n’avaient pas fait une telle percée lors du scrutin de 2019, en faisant perdre de sa superbe au Parti populaire européen (« PPE ») et en bloquant une éventuelle majorité de ce dernier avec le groupe des sociaux-démocrates (« S&D » – soit la coalition usuelle « PPE »/ « S&D »), le « Pacte vert » européen porté par la présidente de la Commission n’aurait pas été placé au cœur de la mandature 2019-2024. A tout le moins, dans ce scenario alternatif, le Pacte vert n’aurait pas été aussi…vert ! Ce « point de départ » a changé la dynamique de fond au sein du Parlement.
Dans le même temps, les parlementaires du groupe des « Verts » sont apparus comme bien intégrés dans la majorité et ouverts au compromis inhérent au mode de fonctionnement de l’institution européenne.
Il y a eu beaucoup de discussion il y a cinq ans sur la place de l’extrême droite, arrivée en tête notamment en France. Or on constate que sur cette législature, les députés du groupe Identité et Démocratie (« ID ») n’ont pas été en mesure d’empêcher quoique ce soit. Malgré quelques coups d’éclats, ces députés ont plus constitué un « poids mort » qu’un élément réellement bloquant ou pesant dans les débats. Et l’influence de l’extrême droite au sens large (avec le « CRE », NDLR) a aussi été obstruée par la division de ce camp entre les pro-russes et les anti-russes dans le contexte de la guerre en Ukraine.
Le groupe « PPE » a dû faire face à une épreuve de vérité avec la sortie du « Fidesz ». Les dérives de Viktor Orban et les atteintes à l’État de droit en Hongrie ont en effet poussé le « PPE » à pousser vers la sortie le parti hongrois et ainsi à clarifier son positionnement, fut-ce au prix d’une perte de poids. D’autant qu’à sa droite, le groupe des Conservateurs et réformistes européens (« CRE ») lui fait une certaine concurrence, qui devrait aller croissant au cours de la prochaine législature.
Le groupe « Renew », qui a bénéficié en 2019 de l’impulsion européenne du président français, ne joue pas encore complètement dans la « cour des grands », au même titre que les groupes « PPE » et « S&D » plus nombreux et installés au Parlement. Cependant, ses députés restent incontournables : c’est par eux que passent les compromis et ils sont faiseurs de majorités. Mais, en interne c’est un groupe qui manque de cohésion : les macronistes français et libéraux allemands, par exemple, sont loin de partager la même analyse des dossiers.
Le groupe « S&D » ne ressort pas comme une force de proposition notable dans les différents dossiers. Il reste cependant une force pro-européenne, qui ne s’est pas marginalisée dans l’hémicyle et a joué le jeu des compromis et de la construction de coalitions. On ne trouve cependant pas au Parlement européen d’alliance entre la gauche radicale (le Groupe Confédéral de la Gauche unitaire européenne/ Gauche verte nordique, dit « GUE/NGL ») et le centre-gauche. Enfin, le groupe « S&D » a été largement fragilisé par le « Qatargate », qui l’a particulièrement touché, comme il a d’ailleurs porté préjudice à l’ensemble du Parlement.
Q2. Sur quels sujets diriez-vous que les divisions politiques ont été les plus marquantes ? Ces divisions ont-elles été pour vous surprenantes ou, au contraire, dans la continuité des précédents mandats ? A contrario, quels ont été selon vous les sujets d’accords les plus francs ?
Avant cette législature, les groupes « PPE » et « S&D » faisaient la pluie et le beau temps au Parlement européen ! C’était une sorte de reproduction de ce qui existe, par exemple, au Bundestag allemand. Cette législature (2019-2024) a plutôt distingué les parlementaires qui sont dans le « système » européen et ceux qui s’en tiennent à l’écart. Les quatre groupes « PPE », « S&D », « Renew » et « Verts » ont fait figure de « quatuor » dans les constructions de majorité. C’était une configuration inhabituelle, qui a donné à voir une grande qualité de dialogue entre des groupes politiques très différents.
On a cependant observé des dissensions : le « PPE » est revenu à ses fondamentaux politiques en fin de mandat. C’était notamment le cas sur le texte de protection de la nature, où le groupe a fait machine arrière par rapport à sa dynamique pro-environnementale observée pendant la mise en place du « Pacte vert ». On a également relevé des particularités : sur les sujets numériques, les « Verts » comme les « S&D » ont mis en avant des exigences de respect de la vie privée, de la personne et de l’environnement. Ces approches ont été largement partagés par les décisionnaires et les citoyens, si bien que les textes négociés reflètent des préférences collectives propres aux Européens qu’on ne retrouve pas dans d’autres régions du monde.
Cette idée d’une « culture commune » amène à se rappeler qu’au-delà des visions partisanes, on voit beaucoup à l’œuvre dans l’Union européenne des logiques institutionnelles : le Parlement européen argumente contre le Conseil ou la Commission. Et cette logique d’institution dépasse souvent les couleurs politiques. Cela a été particulièrement visible lors de la Conférence sur l’Avenir de l’Europe. Le Parlement était l’institution soutenant le plus ce projet inédit, ce qui peut sembler paradoxal pour un acteur qui aurait pu y voir une mise en concurrence de sa propre légitimité. Le Conseil a accueilli froidement cette idée et c’est bien le Parlement qui a été à la fois moteur et relais de cette initiative portée par la Commission.
Les évènements comme la crise du COVID ou la guerre en Ukraine ont, en revanche, échappé pour l’essentiel au Parlement européen ; le Conseil a alors repris le dessus. On a pu alors observer les limites de l’institution parlementaire. S’il a cherché à se rendre utile, en ouvrant par exemple ses locaux aux malades ou personnes en difficulté durant la pandémie, le Parlement n’a pas pu être acteur de résolution. Dans ces crises, on a vu la Commission von der Leyen, qui avait débuté son mandat surtout gardienne des traités retrouver un rôle moteur, d’initiative qui lui incombe. Sur la gouvernance du plan de relance, on a par exemple regretté le manque d’implication du Parlement puisque l’essentiel se passe par un dialogue entre la Commission et les États membres.
Q3. Comment qualifieriez-vous l’état des relations entre le Parlement européen (PE) et les autres institutions, en particulier la Commission ? On se rappelle que Mme von der Leyen a été élue présidente par une majorité de neuf voix seulement en 2019 et que des voix dissonantes et autres manœuvres ont pu être observées, notamment au sein du « PPE »…
Ursula von der Leyen a été au départ victime de la façon dont elle est arrivée à son poste. Bien qu’elle fût issue du groupe « PPE », le Parlement a voulu prendre sa revanche sur le Conseil européen qui lui proposait une candidate qui n’était pas une Spitzenkandidat (une tête de liste, NDLR). Or, depuis toujours, le Parlement souhaite pouvoir peser réellement sur le choix de la présidence de la Commission. La candidature d’Ursula von der Leyen, soumise par le Conseil européen, a donc entrainé l’animosité du Parlement contre la procédure utilisée plus que contre la candidate elle-même.
Cependant, lorsque Mme von der Leyen est revenue devant les parlementaires avec son Collège de commissaires et le « Pacte vert », qui élargissait ses soutiens, elle a montré une capacité à comprendre et à tenir compte des rapports de forces politiques du Parlement dans la définition de son mandat. La construction de son dernier discours sur l’état de l’Union y obéit. Partant, elle a su rapidement s’attirer les faveurs et le soutien de l’hémicycle. Elle a pris conscience de la nécessité d’avoir avec elle le Parlement européen pour mettre en place le « Pacte vert », qui faisait lui-même écho au résultat des élections de 2019.
Le président de la Commission ne doit toutefois pas non plus être instrumentalisé par le Parlement, et Mme von der Leyen a dû régulièrement s’en affranchir. Le Parlement européen est par exemple l’institution la plus « jusqu’au-boutiste » en matière d’Etat de droit et la plus « extensive » dans son interprétation du concept. Sur les cas hongrois et polonais, la Commission s’est parfois trouvée dans une position inconfortable entre le Conseil et le Parlement européen, avec des parlementaires allant jusqu’à se déclarer prêts à déclencher une censure de la Commission alors que le Collège envisageait de dégeler les fonds de relance destinés au gouvernement polonais, à l’été 2022.
Des tensions ont également émergé entre Ursula von der Leyen et son groupe politique, le « PPE », notamment du fait de son président Manfred Weber. Celui-ci était en 2019 le Spitzenkandidat du groupe et, selon cette logique toute parlementaire, briguait donc la présidence de la Commission jusqu’à ce que le Conseil européen y fasse obstacle. D’autre part, les députés « PPE » ont pu trouver que la présidence de la Commission s’était trop éloignée des fondamentaux de leur parti, avec des positions sociales voire sociétales trop éloignées de la « doxa » chrétienne-démocrate. Avec l’approche des élections, le groupe cherche à se différencier et réclame des gages à Mme von der Leyen, qu’elle a donnés à travers son discours sur l’état de l’Union .
Q4. Sur la base de vos observations récentes, à quel type d’élection pouvons-nous nous attendre en juin 2024 et avec quelles conséquences ?
Cette question invite à la prudence : les élections sont encore dans plusieurs mois et notre époque, caractérisée par la versatilité des opinions et l’enchainement rapide et incertain d’évènements déstabilisateurs, doit conduire plus que jamais à une certaine modestie dans les exercices de prévisions. La crise climatique, l’inflation et le pouvoir d’achat et la guerre en Ukraine sont autant de sujets dont l’évolution aura un impact sur le comportement des électeurs. On s’exprime aussi avant les élections polonaises, qui seront essentielles pour la dynamique politique en Europe et alors que les élections espagnoles perdurent, en quelque sorte, en l’absence de coalition claire.
Cela étant dit, je m’attends à un éclatement encore plus prononcé de l’hémicycle avec une extrême-droite divisée entre sa composante « pro-russe » et sa composante « pro-Ukraine ». Le groupe « CRE » pourrait être dans une future majorité s’il gagne en importance, par exemple si le parti Droit et Justice « PiS » se maintient en Pologne. L’expérience Meloni en Italie tend aussi à prouver que ce groupe est fréquentable en raison d’une forte attache occidentale de ses membres. Partant, on peut imaginer une certaine porosité entre le « PPE » et le groupe « CRE », qui pourrait conduire à des compromis qui n’incluraient pas alors d’autres groupes comme celui des « Verts », notamment. L’ambition verte de l’Union européenne pourrait en ressortir amoindrie tout comme la vigilance du Parlement européen sur l’Etat de droit, tandis que les thématiques de défense, d’activité économique, ou d’agriculture, pourraient, elles, gagner en résonnance. Dans tous les cas, la future majorité du Parlement européen est à ce jour difficile à identifier. Le risque serait qu’elle le soit encore au lendemain du scrutin. Un hémicycle morcelé pèserait inévitablement moins dans le processus de décision européen.
Entretien réalisé le 27 septembre 2023