Entretien avec Philippe Perchoc, chef de l’antenne de Bruxelles de l’Institut de Recherche Stratégique de l’École militaire (France), Professeur invité à l’Université catholique de Louvain (UCLouvain), à Sciences Po Paris et au Collège d’Europe (Bruges)
Q1. D’après vous, quelle place occupe aujourd’hui le Conseil européen dans le cénacle institutionnel de l’UE ? Peut-on considérer, en particulier, qu’il a su trouver un rôle premier d’initiateur de la stratégie politique européenne ? Les relations avec la Commission et le Parlement européen se sont-elles, selon vous, améliorées ?
A l’origine, le Conseil européen n’existait pas et les institutions étaient organisées en conséquence. C’étaient les ministres « sectoriels » qui se réunissaient et qui devaient être en négociation directe avec la Haute Autorité de la CECA puis, à partir de 1957, avec la Commission européenne. D’un autre côté, on organisait des « Sommets » pour les chefs d’État, car il y avait un besoin de traiter des sujets difficiles et d’aborder la politique étrangère, qui était exclue du périmètre de la Communauté européenne. Généralement, ces « Sommets » avaient lieu en dehors de Bruxelles, pour marquer leur différence avec les institutions communautaires. Les plus petits États membres étaient opposés à l’idée d’institutionnaliser ces réunions car cela leur paraissait être une atteinte à la « méthode communautaire ». Néanmoins, en 1974, le Conseil européen a été créé à l’idée du président Giscard d’Estaing, contre l’avis des plus petits États membres. L’idée a recueilli les faveurs de Jean Monnet, qui l’avait imaginé comme « Gouvernement provisoire de l’Europe » avec l’idée qu’il préfigurerait un gouvernement uni de l’Europe.
Mais c’est seulement avec le Traité de Lisbonne (2007) que le Conseil européen a été promu au rang d’institution de l’UE ! Auparavant, il n’était que mentionné dans les Traités. Les pouvoirs du Conseil européen sont très indéfinis : il a tous les pouvoirs que les Traités lui donnent et…tous les pouvoirs que les Traités ne lui donnent pas. Ainsi, les Chefs d’État et de gouvernement peuvent trancher des conflits non réglés aux niveaux inférieurs ou traiter de choses bien plus graves qui sont parfois tout à fait en dehors des Traités (e.g. réactions à la crise financière de 2007-2008 et à la crise du COVID). Le Conseil européen a aussi un pouvoir de nomination, notamment du président de la Commission européenne, mais aussi d’autres dirigeants. Par exemple, depuis le Traité de Lisbonne, le président stable du Conseil européen est élu par ses pairs pour un mandat de deux ans et demi, renouvelable une fois en son sein. Il tente d’assurer une continuité des travaux du cénacle même si, dans la pratique, c’est la Commission qui le fait en réalité.
En fait, le Conseil européen est d’abord une instance de crises. Il donne peu d’impulsions, d’abord, parce qu’il n’en a pas vraiment les ressources. L’équipe du président du Conseil est limitée à une petite dizaine de personnes, qui n’a pas les leviers administratifs nécessaires. Au contraire, la Commission a l’expertise requise pour transformer les orientations voulues par le Conseil européen en processus législatifs. Ensuite, parce que les chefs d’État et de gouvernement qui y siègent n’ont pas le temps de faire plus : en l’espace de quelques heures, ils doivent traiter de cinq ou six sujets, qui sont d’ailleurs préparés par leurs ambassadeurs en amont de leur rencontre. En ce qui concerne les relations entre le Conseil européen et la Commission, on voit qu’elles ne sont pas forcément fluides. Cela est largement dû au fait que la Commission, de plus en plus « présidentielle » dans son fonctionnement, ne se sent pas totalement subordonnée au Conseil européen et apporte également beaucoup d’idées. Elle fait valoir qu’elle est au cœur de la machinerie législative.
Q2. Quel regard portez-vous sur le bilan de Charles Michel (2019-2024) à la présidence du Conseil européen ? Comment se différencie-t-il de ses prédécesseurs, Herman Van Rompuy et Donald Tusk et comment a-t-il fait évoluer le Conseil ?
Avant de se focaliser sur les personnes, on peut d’abord rappeler qu’on ne sait pas bien ce qui se dit au sein du Conseil européen : la salle est fermée et seuls les membres du Conseil et les secrétaires généraux du Conseil et du Parlement sont témoins des discussions. Il est normal que ce soit discret, d’ailleurs, du fait des négociations qui s’y tiennent. Dans ce contexte, le rôle actif, passif, et même stratégique du président est difficile à lire. Néanmoins, on peut observer que Charles Michel s’est impliqué sur les sujets de politique étrangère, ce qui n’a pas toujours été le cas de ses prédécesseurs, notamment sur le Caucase (conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan). Les chefs d’État ont aussi choisi de prolonger son mandat après deux ans et demi, ce qui est positif, le signe qu’ils sont satisfaits. Et il y a certainement des choses à son bilan, en particulier un volontarisme face aux crises : il a ainsi contribué avec d’autres à la mise en place du plan de relance « Next Generation EU » en réaction au COVID et à l’action conséquente de l’UE sur la guerre en Ukraine, et a montré une réelle ambition en matière d’élargissement.
Q3. Plus spécifiquement, comment avez-vous vu les alliances et les lignes de divisions politiques évoluer au sein du Conseil européen sous la mandature de son président, l’ancien premier ministre belge Charles Michel (2019-2024) ?
L’Europe avance parce qu’il y a des lignes de fractures mouvantes, qui ne sont heureusement pas toujours les mêmes. Elles sont issues de l’histoire, de cultures. Et c’est un élément moteur : on fait des concessions sur un dossier pour avancer sur un autre… C’est cette succession de dossiers différents, soulevant des divisions différentes parmi les États membres, qui permet d’avancer. On constate aussi qu’avec le Brexit, les États membres qui se cachaient derrière le Royaume-Uni pour pousser leurs idées doivent aujourd’hui assumer de les défendre seuls. Les lignes n’ont donc encore une fois pas forcément bougé sur ces sujets, mais elles sont devenues plus visibles.
La vraie question est donc de connaitre les quatre ou cinq dossiers les plus importants et voir comment on peut avancer, en fonction des lignes de divisions qui en émergent. Le « Green Deal » est par exemple un sujet : consensuel en 2019, il redevient contentieux à l’approche des élections européennes. L’Ukraine et l’Europe de la défense sont un deuxième sujet, avec des lignes de division par exemple entre atlantistes et tenants d’une défense basée en Europe même. L’avenir de l’Europe dans les relations entre la Chine et les États-Unis en est un troisième : quelles seront les conséquences pour l’UE des manœuvres en mer de Chine, autour de Taiwan, et comment pourra-t-elle se positionner sur le plan international ? L’immigration, encore et toujours un autre : pour résumer de manière cavalière, on pourrait dire que sur ce dossier, personne n’est pour, mais pas de la même façon…
Je ne suis pas, pour autant, certain que les lignes de division aient substantiellement évolué. Sur l’élargissement, il y a certes une reprise de la dynamique politique à la faveur de la crise ukrainienne, qui permet de dépasser l’approche technique et par exemple d’attribuer le statut de candidat à de nouveaux États, mais les réticences des uns et des autres sont toujours là. Sur l’économie, de même. Certes, on a eu une crise et c’est pour cela qu’on a fait le grand emprunt, mais les États membres vont-ils décider de renouveler cette expérience ? Va-t-on passer de la « révolution » à la « tradition » sur la mutualisation des dettes ? A l’heure actuelle, ce n’est pas acquis. Sur la défense, le sujet, au-delà de l’enjeu d’aider l’Ukraine, est surtout de reconstituer les stocks d’armements et de munitions. Est-ce que là aussi, on a surmonté les divisions politiques ? Ce n’est pas si sûr… On ne peut pas dire avec certitude que l’on cherchera à aller plus loin sur la vision stratégique et les déploiements opérationnels, par exemple.
Q4. Quel impact peuvent avoir les élections polonaises, en particulier – c’est à dire la victoire de l’opposition de centre-droit pro-européenne conduite par Donald Tusk – sur le jeu d’alliances au sein du Conseil européen ?
C’est a priori très difficile à dire car le président polonais n’a pas changé, et conserve de nombreux pouvoirs quant à la ligne politique du pays. Et puis, la Pologne n’a pas changé de position géographique… ni d’intérêts fondamentaux. Sur l’immigration, par exemple, est-ce que les positions vont évoluer radicalement ? Rien n’est moins sûr. Sur l’Ukraine, la Pologne restera pro-élargissement mais dans le même temps attentive à défendre les intérêts de ses nombreux agriculteurs. L’Ukraine est, en effet, un « super-géant » de l’agriculture et le gouvernement de Varsovie mettra ce sujet en balance de l’élargissement. En ce qui concerne la cohésion du groupe de Višegrad, il ne faut pas s’illusionner : ses membres n’étaient pas d’accord sur tout dès le départ et certaines élections récentes, en Hongrie ou en Slovaquie, vont dans un sens inverse à ce qu’on a observé en Pologne ou en République tchèque.
Cela étant dit, il est certain que l’image de la Pologne va changer dans les cercles européens. Elle pourra sans doute redevenir une force d’impulsion dans les débats. Et sur l’enjeu épineux de l’Etat de droit, sur lequel la plateforme de Donald Tusk avait fait campagne, on aura sans doute une position plus conforme aux valeurs de l’UE et une normalisation graduelle des relations avec la Commission, plus encore qu’avec le Conseil européen. Cela pourrait débloquer certains sujets, notamment en lien avec l’accès aux financements européens du plan de relance. Donc, au total, ces élections ne modifient pas les paramètres fondamentaux des relations avec la Pologne mais permettent d’esquisser un regain de crédibilité de Varsovie et de normalisation sur certains dossiers.
Q5. Quels sont aujourd’hui, selon vous, les grands défis auquel le Conseil européen en tant qu’institution doit faire face ?
On peut identifier les grands sujets qui vont probablement occuper le Conseil européen. Il y a d’abord les élections américaines, les conséquences qu’elles vont avoir pour l’Europe et la façon dont l’UE et ses États membres vont se positionner par rapport à Washington. Il y a ensuite les élections européennes, avec un grand « chamboule-tout » des postes qui interviendra au même moment que le changement de « leadership » à l’OTAN. On identifie ensuite le sujet de l’Ukraine. D’abord, à travers le soutien apporté par l’UE et les États membres au pays même. L’enjeu de soutenir Kiyv dans sa lutte contre Moscou va rester essentiel, car il s’agit de la sécurité de l’UE. De plus, si les Américains fléchissent dans leur soutien, l’Union va être mise davantage à contribution, financièrement et militairement. Ensuite, bien sûr, il y a la question de l’élargissement à l’Ukraine, comme aux autres États candidats ou aspirant candidats, qui pose la question de la révision des Traités et, en particulier, des modalités de gouvernance de l’Union. De cette décision stratégique découlent les questions budgétaires, de défense, de l’agriculture… soit la révision de la quasi-totalité des politiques de l’UE. Il y a donc bien un lien entre l’avenir de l’Ukraine et celui de l’Europe ! Enfin, il y a toujours le risque de nouvelle crise migratoire, qui peut être déclenchée par ce qui se passe au Proche-Orient et qui resterait un défi pour l’Union européenne et le Conseil européen.
Interview réalisé le 23 octobre 2023