Nous avons rencontré Mme Nicoletta Pirozzi, Cheffe du programme sur l’Union européenne et chargée de relations institutionnelles à l’Istituto Affari Internazionali. Les causes du départ de Mario Draghi et la question des perspectives à venir en Italie et dans l’UE étaient au cœur de nos discussions.
Q1. Pouvez-vous expliquer comme s’est développée la crise politique touchant actuellement l’Italie et ses probables développements futurs ?
La crise est née d’un certain nombre d’éléments concordants. Comme vous le savez, nous nous trouvions dans une situation où le gouvernement mené par Mario Draghi était assez stable en termes de soutien de l’opinion publiques mais se reposait sur une majorité très hétérogène qui incluait tous les principaux partis politiques italiens à l’exception de « Frères d’Italie » de Georgia Meloni. Draghi avait à gérer une majorité diverse, allant du mouvement « 5 Stelle » à la « Lega » de Salvini et au « Forza Italia » de Berlusconi. Cette coalition était compliquée dès sa mise en place.
Cependant, du fait de la crédibilité de Mario Draghi et du soutien du Président de la République, Sergio Mattarella, ainsi que les pressions venant d’Europe en ce qui concerne la mise en œuvre d’un certain nombre de réformes, il y eut quelques mois de relative stabilité, ce qui est assez exceptionnel en Italie – puisque c’est le pays ayant connu le plus grand nombre de premiers ministres et de gouvernement ces trente dernières années.
Cette coalition a commencé à se fragiliser au début de cette année, au moment de l’élection présidentielle. À la suite d’une tourmente politique, il a été demandé à Mattarella de se maintenir pour un second mandat. C’est en soi une situation exceptionnelle, qui n’a eu lieu qu’une seule fois auparavant et ne correspond pas à l’esprit de la constitution. Cet épisode a démontré l’existence de tensions au sein de la coalition gouvernementale.
Le début de la guerre en Ukraine a ensuite rapidement mené à de nouvelles tensions entre les forces politiques dont certaines avaient des liens politiques ou financiers prouvés ou supposés avec la Russie. L’opposition vint du mouvement « 5 stelle » où eu lieu une scission entre les soutiens du ministre actuel des affaires étrangères, Luigi di Maio, et ceux de l’ancien premier ministre Giuseppe Conte.
Celui-ci a en effet décidé de s’opposer à la ligne du gouvernement quant à la politique adoptée vis-à-vis de la crise en Ukraine, notamment en termes d’envoi d’armes et de l’augmentation des défenses dédiées à la défense en Italie. Cumulé avec des désaccords sur la politique sociale, cela a mené au refus de ce groupe de soutenir une initiative cruciale du gouvernement Draghi visant à soutenir les populations les plus pauvres et mitiger l’impact de la crise internationale sur l’économie italienne.
Cependant, Giuseppe Conte n’a été que l’initiateur de la crise. Immédiatement après cet épisode, la « Lega » de Matteo Salvini et « Forza Italia » de Silvio Berlusconi ont décidé de ne pas voter la confiance dans le gouvernement, ce qui a privé Draghi de sa majorité politique, amenant son gouvernement à la démission.
Bien entendu, cette crise est également liée à la perspective des élections générales qui auront lieu d’ici le printemps prochain. Dans ce contexte, les principaux partis de la coalition ont ressenti le besoin de réaffirmer leur pertinence politique. La « Lega », par exemple, craint la compétition de « Fratelli d’Italia », pendant que le mouvement « 5 Stelle » peine à gérer ses conflits internes et à se reconnecter à sa base.
Dans ce contexte, Sergio Mattarella a appelé à des nouvelles élections à deux conditions. Tout d’abord, les tenir le plus tôt possible de façon à être en mesure de voter la loi budgétaire qui doit être envoyée à la Commission européenne avant la mi-octobre. Ensuite, faire tout ce qui est possible pour mettre en œuvre la plus grande partie du Plan National Italien de Relance et de Résilience (PNRR), dont le maintien est actuellement la préoccupation principale des Italiens.
La situation actuelle est instable et imprévisible. Le gouvernement travaille encore. Il est sensé s’occuper des affaires courantes mais il y a une compréhension informelle du besoin de voter néanmoins de nouvelles lois importantes pour que l’Italie puisse recevoir les fonds prévus par l’Union européenne. De plus, la campagne électorale commence au milieu de l’été et ne durera que quelques semaines. Cette situation favorise avant tout la coalition dite de centre-droit (« Forza Italia », « Lega » et « Fratelli d’Italia ») qui est en tête des sondages. Un accord a été trouvé sur le principe de qui devrait être nommé premier ministre en cas de victoire de la coalition : il ou elle sera choisie au sein du parti ayant recueilli le plus grand nombre de voix, une solution qui à ce jour favorise Georgia Meloni. Cependant, cette coalition reste divisée sur un certain nombre de sujets dont la politique étrangère et sa vision des relations avec la Russie. Berlusconi et « Forza Italia » ainsi que la « Lega » de Salvini ont été plus équivoques dans leurs interactions avec Poutine et leurs réactions à la guerre en Ukraine que Georgia Meloni et les « Fratelli d’Italia », qui a cherché à adopter une posture internationale plutôt alignée sur le monde occidental et la relation transatlantique ces dernières années, et s’est donc positionné plus sévèrement contre la Russie depuis le début de la guerre.
Du côté du centre gauche il y a une tentative de construire une coalition autour du « Partito Democratico » qui serait assez forte pour s’opposer à la coalition dite de centre-droit, mais elle rencontre des difficultés. Celles-ci sont renforcées par le fait que les élections auront lieu sous le droit électoral actuel, qui mélange un système largement proportionnel et un système majoritaire uninominal, et qui n’a pas pu être réformé à temps.
Q2 : Diriez-vous que la crise politique actuelle est une nouvelle démonstration des limites des systèmes politique et électoral italiens ? Ceux-ci sont-ils susceptibles de changer dans le futur ?
Je dirais que cette crise est avant tout liée aux limites du système des partis italien. A l’inverse, notre architecture institutionnelle nous a sauvé un certain nombre de fois et le fera probablement à nouveau dans le futur.
En ce qui concerne le système des partis, les premiers problèmes sont apparus dans les années 1980 et 1990. Bien sûr, l’expérience « Forza Italia » avec Silvio Berlusconi a été la première à mener à la prise de pouvoir d’un parti populiste et avait déjà commencé à modifier le paysage politique. La situation actuelle, elle, est née de la création du mouvement « 5 Stelle », qui a continué à fragiliser un équilibre politique déjà instable entre le centre droit et le centre gauche et a constitué le défi le plus récent au système de partis. Cette dynamique a été visible partout en Europe, mais particulièrement dangereuse en Italie.
En 2018 nous avons vécu avec un gouvernement constitué de deux mouvements populistes, « Lega » et « 5 Stelle », qui a marginalisé l’Italie et a rendu le système politique encore plus fragile. Nous sommes actuellement dans une situation hybride. D’un côté il y a une tentative de restaurer une dynamique centre droit/centre gauche au sein du système politique avec la lente disparition du mouvement « 5 Stelle » dans les sondages, mais l’extrême droite est encore assez forte. Les changements qu’ont connu entre temps les partis de centre gauche et de centre droit eux-mêmes rendent la situation plus complexe, reflétant encore une fois des évolutions rencontrées également dans d’autres pays européens.
Institutionnellement, l’Italie tient bon grâce au rôle joué par le Président de la République. Bien qu’il ne possède que peu de pouvoir dans ce système non-présidentiel, il joue un rôle important dans la création d’un gouvernement et dans la distribution des rôles clefs comme celui des ministères de l’économie et des affaires étrangères. Il est vrai qu’il existe un déséquilibre comme nous avons vu grandir le rôle de l’exécutif face à la marginalisation du Parlement, mais de façon générale le système est suffisamment fort pour permettre au pays de fonctionner même dans l’optique peu hypothétique d’un gouvernement populiste d’extrême droite dans le futur proche.
La loi électorale actuellement en vigueur en Italie ne fonctionne pas de façon satisfaisante, et il y a eu des discussions en vue de sa réforme, mais elles ont été interrompues par la crise politique. Aujourd’hui, et bien que de nombreuses forces politiques appellent à de profonds changements du système électoral, il est peu probable qu’ils aient lieu avant longtemps.
Q3. Dans quel mesure Mario Draghi a-t-il été en mesure de réformer l’économie italienne pendant son mandat ? Pensez-vous qu’il existe aujourd’hui un risque pour la bonne mise en œuvre du Plan National de Relance et de Résilience (PNRR) ?
La première phase de la mise en œuvre du Plan de relance s’est déroulée de façon assez fluide, et l’Italie a réussi à tenir toutes les dates butoirs établies avant la fin de l’année dernière. La première tranche de paiements (21 milliards d’euro ajoutés aux 24,9 milliards d’avance) a été traitée par la Commission européenne. Cependant, il reste un certain nombre d’initiatives à prendre pour recevoir la seconde tranche de paiements de la Commission, qui s’élève à 21 milliards d’euros et cette crise politique pourrait constituer un réel obstacle en ce sens. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne deux réformes clefs à mettre en place pour répondre aux critères de la Commission : la réforme du droit de la concurrence et du système judiciaire, deux dossiers extrêmement controversés. A la fin de cette année, l’Italie devrait recevoir 19 milliards d’euros, soit environ 1% de son PIB.
Les principaux opposants aux deux réformes sont les partis de centre droit : « Forza Italia » et « Lega » étaient contre la réforme de la justice, pendant que la « Lega » et les « Fratelli d’Italia » étaient contre la réforme programmée de la concurrence, où la directive Bolkenstein et le droit des transports focalisaient les tensions. L’article sur la libéralisation du secteur des transports sera au moins radicalement modifié pour pouvoir être voté, et le futur de la réforme du système judiciaire reste inconnu.
Il est difficile d’être optimiste lorsqu’on envisage le futur proche, même en tenant compte des appels de la Présidence pour le maintien du calendrier des réformes et la sécurisation des financements européens, ainsi que du fait que ces deux réformes aient chacune une date buttoir serrée, signifiant qu’elles doivent être adoptées dans les semaines ou les mois qui viennent. De même, la loi budgétaire doit être envoyée avec la mi-Octobre à la Commission européenne, ce qui paraît difficile étant donné le calendrier électoral, le besoin de former un nouveau gouvernement et la préparation de la loi elle-même.
D’un autre côté, le principe de conditionnalité inclut dans le plan lui-même, les incitations à recevoir de l’argent de la Commission chaque semestre et la conditionnalité des nouveaux achats de titre de la Banque Centrale européenne sont de puissants leviers pour le maintien du cadre de relance, même dans le cas où le prochain occupant du Palais Chigi n’aurait pas le crédit politique que possède Mario Draghi.
Q4. Quel pourrait-être l’héritage du mandat relativement court de Mario Draghi en tant que Premier Ministre en ce qui concerne le débat politique dans l’UE et son positionnement international ?
Mario Draghi a commencé à mettre en œuvre les premières réformes du Plan National de Relance et de Résilience (administration publique, marchés publics, certains aspects de la réforme de la justice) qui ont permis le versement des premières tranches d’argent européen (24,9 milliards d’avance et 21 milliards de la première tranche). Il a également été très actif sur la scène européenne, poussant pour une refonte du Pacte de Stabilité et de Croissance, promouvant le vote à la majorité qualifiée sur les politiques fiscales et étrangères, signant le Traité du Quirinal entre la France et l’Italie et en donnant son accord pour l’initiative pour un « Plan d’action italiano-allemand ».
Ces progrès étaient étroitement liés au capital politique dont pouvait user Draghi, ce que ne pourra facilement reproduire le nouvel occupant du Palais Chigi.
Dans le contexte de la guerre en Ukraine, Mario Draghi a également réussi à réaffirmer les deux lignes directrices de la politique étrangère italienne : le soutien à la relation transatlantique et un fort soutien à l’intégration européenne. Celles-ci étaient rarement niées ou critiquées par les forces politiques italiennes sauf en 2018 lors de la coalition « jaune-verte ». Il est vrai que certaines forces politiques ont été plus proches de Poutine et de la Russie (le « 5 Stelle » et la « Lega ») comme nous l’avons vu pendant la pandémie et la guerre en Ukraine, mais il a réussi à les maîtriser. Maintenant qu’il part, la ligne unie de l’Europe vis-à-vis de la Russie pourrait être fragilisée.
En ce qui concerne la capacité de Mario Draghi à ramener l’opinion publique et les partis politiques à une attitude pré-2018 sur le sujet européen, je suis un peu plus pessimiste. Pendant la majorité de la période récente, le gouvernement a été aidé par la conditionnalité du plan de relance, et c’est pour cette raison que certaines réformes et initiatives ont été acceptées tant par les forces politiques que par les citoyens. Il y avait un lien visible entre être un partenaire européen et recevoir des financements, et les sondages restent très favorables à l’appartenance à l’Union européenne. En conséquence, il n’y a pas de parti politique ouvertement contre l’Union européenne ou l’euro, pour un « Italexit ». Même les « Fratelli d’Italia » ont officiellement une ligne pro-européenne. Cependant, le positionnement de plusieurs partis populistes favorise largement les capitales nationales et les dynamiques intergouvernementales plutôt que plus d’intégration européenne et parfois leurs programmes politiques reflètent cette vision des affaires européennes.