Entretien avec Nicolas Tenzer

Dernière mise à jour : 6 mars 2024|2167 Mots|11 min de lecture|Catégories : entretien|

Entretien avec Nicolas Tenzer, spécialiste des questions internationales, enseignant à Sciences Po Paris, « non resident  senior fellow » au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics

Alors que le conflit entre Israël et le Hamas a détourné l’attention des Occidentaux, la guerre entre l’Ukraine et la Russie entre dans sa troisième année et continue de faire rage. Cependant, le soutien de l’Union européenne à Kyiv évolue de façon ambiguë : d’un côté, le Conseil européen a décidé d’ouvrir les négociations d’adhésion avec le pays en décembre 2023 et une assistance financière de 50 milliards d’euros de l’UE devrait être avalisée en février ; de l’autre, les observateurs ont pu noter une certaine fatigue des gouvernants et des opinions au cours de l’an dernier.

Dans ce contexte, nous interrogeons Nicolas Tenzer, spécialiste des questions internationales, enseignant à Sciences Po Paris, « non resident  senior fellow » au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics, sur l’état du rapport des forces et le positionnement de l’UE sur ce conflit.

 

Q1. Dans votre dernier ouvrage, « Notre guerre », paru début janvier aux Éditions de l’Observatoire, vous insistez sur le fait que la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine est aussi une guerre contre nos valeurs de démocratie et de liberté ainsi que contre l’ordre juridique international. A vos yeux, cette dimension n’est pas assez soulignée et prise en compte dans les débats sur le soutien occidental à Kyiv ?

 

Nicolas Tenzer : Je pense, en effet, que la plupart des dirigeants occidentaux n’ont pas pris encore pleinement la mesure du caractère de guerre totale de l’offensive russe. Ils tendent trop souvent à l’enfermer dans une dimension de guerre classique, voire territoriale, et analysent les menaces dites hybrides (désinformation) à cette aune. Cette tendance à relativiser la guerre, dont j’explique les raisons dans mon livre, nous obligerait pourtant à revoir certains concepts utilisés trop souvent par les analystes des relations internationales, notamment ceux de réalisme, d’intérêt et de régime, et à mieux comprendre pourquoi le crime et la violation du droit ne sont pas des sujets indépendants de l’analyse stratégique.

Beaucoup, ainsi, n’ont pas été alertés par les crimes massifs commis en Tchétchénie dès 1999-2000, puis en Syrie, où la Russie seule, sans parler du régime Assad, a assassiné plus de civils syriens que même l’État islamique. Ils n’ont pas compris que le crime était le message et que, à travers lui, Moscou entendait montrer qu’elle comptait s’affranchir de toutes les règles du droit international et testait ainsi les démocraties. Certains dirigeants ont continué à parler avec Poutine et à lui serrer la main, alors qu’ils ne l’auraient pas fait avec Oussama Ben Laden ou Abou Bakr al-Baghdadi, ni avec Toto Riina. Les mêmes crimes ont été commis en Ukraine depuis 2014 et, de manière plus massive, depuis le 24 février 2022 avec le meurtre délibéré de civils, le ciblage volontaire des hôpitaux, des écoles et des immeubles d’habitation.

C’est en tant que tel un défi aux démocraties et une volonté de défaire l’ordre juridique international. Certains ont noté que la Russie avait violé une centaine de traités internationaux. Enfin, à travers ses manipulations de l’information et son soutien aux partis extrémistes et à tous les mouvements radicaux de contestation, quand bien même elle ne les a pas créés, la Russie entend favoriser le chaos dans les démocraties et amener au pouvoir les partis extrêmes favorables à son entreprise de déstabilisation. Nous sommes loin d’avoir pris cette menace au sérieux et d’avoir répliqué avec la radicalité nécessaire, y compris envers les relais du Kremlin en Occident.

 

Q2. Comment qualifiez-vous l’état du rapport de force entre les forces russes et ukrainiennes sur le terrain ? Il semble que la contre-offensive ukrainienne de l’été dernier, sur laquelle de nombreux observateurs occidentaux fondaient beaucoup d’espoir, n’ait pas porté ses fruits. Y-a-t-il aujourd’hui un réel danger que la Russie parvienne à avancer ses positions et à vaincre l’Ukraine ?

 

Nicolas Tenzer : Si la contre-offensive de l’Ukraine a donné des résultats mitigés, c’est d’abord parce que les forces armées ukrainiennes n’ont pas reçu des Occidentaux les armes nécessaires pour la conduire. Aucun pays au monde n’aurait pu la lancer avec plus de succès sans capacité d’atteindre les cibles ennemies dans la profondeur. Kyiv n’a pas reçu les armes à longue portée nécessaires, à part les « SCALP » français, les « Storm Shadow » britanniques et une vingtaine d’ATACMS américains – alors que tous les experts considéraient que Washington aurait pu en livrer 300 sans dégarnir ses stocks –, et jusqu’à présent aucun avion. Il n’en reste pas moins que l’ingéniosité et les prouesses technologiques des Ukrainiens, qui m’ont frappé chaque fois que je suis retourné en Ukraine depuis le 24 février 2022, ont permis d’atteindre des cibles majeures en Crimée et en Mer Noire, rendant les positions russes de plus en plus inconfortables. Ils ont montré aussi qu’ils pouvaient toucher le territoire russe.

Je rappellerai d’ailleurs que les cibles militaires ainsi que les infrastructures utilisées par Moscou pour sa guerre sont légitimes en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations unies et que, d’ailleurs, les Alliés sont eux-mêmes en droit de les frapper dans le cadre de l’assistance à l’Ukraine agressée. L’autorisation de le faire avec des armes occidentales doit devenir explicite.

Je ne pense pas que l’Ukraine puisse être défaite par la Russie, mais si l’aide des démocraties faiblit – aide pas seulement occidentale d’ailleurs puisque le Japon, la Corée du Sud et l’Australie notamment fournissent un appui très apprécié – on risque un gel du conflit. Or, tant qu’une parcelle du territoire ukrainien restera occupée, cela signifie la poursuite de la violation du droit international et, concrètement, la multiplication des actes de torture, les exécutions sommaires et les déportations d’enfants ukrainiens – un crime de génocide selon la Convention du 9 décembre 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide. Cela permettrait aussi au régime de Poutine de se réarmer et de lancer des offensives encore plus violentes dans peu d’années.

 

Q3. Dans votre ouvrage, et au cours de vos nombreuses prises de parole, vous vous prononcez avec force pour une augmentation du rythme de livraison d’armes à l’Ukraine. Pensez-vous qu’en Europe, cette perspective puisse être limitée par un effritement de la sensibilité et de la cohésion des opinions publiques vis-à-vis de l’enjeu du soutien à Kyiv ? Êtes-vous notamment inquiet des conséquences des élections européennes de juin 2024 ?

 

Nicolas Tenzer : Je crains plus le manque de détermination des gouvernements que la fatigue des opinions. Les sondages dans la plupart des pays de l’UE montrent que la majorité des opinions comprennent le danger russe et sont du côté de l’Ukraine, même si une partie est sensible à cette lassitude et surtout à la propagande de l’ennemi qui vise à instiller un certain défaitisme dans l’opinion. Dire que la guerre est responsable de la montée de l’inflation, de la hausse du coût de l’énergie et des problèmes à l’exportation et affirmer qu’elle coûte cher aux finances publiques est tout simplement une contre-vérité.

Une étude de décembre 2023 du ministère de la Défense estonien montrait que, avec 0,25 % du PIB des pays de l’Alliance consacré à l’aide militaire à l’Ukraine, la guerre pourrait être gagnée début 2025. C’est finalement très peu et les gains à long terme, non seulement en termes de sécurité mais aussi économiques, seraient considérables. Plus nous différons le moment d’une aide décisive, plus le coût de la guerre, d’abord humain, puis financier, deviendra élevé. Je montre dans Notre Guerre qu’il existe une culpabilité occidentale de ne pas avoir voulu sauver des dizaines de milliers de vies ukrainiennes alors que nous l’aurions pu. Cela doit nous hanter.

Il convient que les dirigeants des pays européens parlent beaucoup plus qu’ils ne le font des enjeux de cette guerre, qu’ils définissent explicitement leurs buts de guerre et parlent inlassablement des crimes de guerre, contre l’humanité, de génocide et du crime d’agression commis par Moscou. Nous devons agir massivement pour que l’Ukraine gagne totalement et que la Russie soit défaite radicalement, d’abord en Ukraine, puis ailleurs où Moscou continue sa politique agressive, Géorgie, Bélarus, Syrie et certains pays d’Afrique notamment.

Cela aura des conséquences à long terme à la fois en termes de crédibilité de notre dissuasion ailleurs dans le monde, notamment vis-à-vis de la République de Chine populaire, mais aussi sur le commerce mondial, la sécurité énergétique et alimentaire et le bon développement (fin des actions de corruption conduites par la Russie en particulier). Comme je le développe dans Notre Guerre, il faudra toutefois aussi que la fin de la guerre nous amène à définir une politique plus responsable et moins égoïste vis-à-vis de certains pays du Sud. Enfin, je crains bien sûr une vague d’extrême droite lors des élections européennes de 2024 qui pourrait avoir des effets désastreux sur la cohérence et la force des positions européennes de soutien de l’Ukraine. Mais je doute qu’elle parvienne à obtenir une majorité au Parlement européen.

 

Q4. Vous êtes également partisan de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et à l’UE. Concernant cette dernière perspective, comment voyez-vous le processus de négociations se mener ? Pensez-vous que les États membres sauront faire preuve de constance dans leur soutien à Kyiv et préparer les lourdes conséquences d’une adhésion en termes de gouvernance, de finances publiques européennes et de politiques communes ?

 

Nicolas Tenzer : Je confesse une certaine constance dans ce soutien. Déjà en 2008, dans un petit livre, Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008), j’imaginais un scénario du futur où je dressais le portrait d’un commissaire européen ukrainien ! Le processus de négociation sera certes semé d’embûches et l’on peut faire confiance à certains gouvernements enclins à soutenir la Russie, Hongrie et Slovaquie notamment, pour lancer des pilules empoisonnées. Je crois toutefois que le processus pourra prendre plutôt 5 ou 7 ans que 10 ou 12, même sans procédure accélérée et dérogatoire que personne n’est prêt à accepter et que d’ailleurs l’Ukraine ne réclame pas.

Il faudra montrer que, sur des sujets aussi sensibles que la politique agricole commune, les fonds de cohésion, les nouvelles technologies, la transition écologique et la politique industrielle, les autres pays européens ont tout à gagner à l’adhésion de l’Ukraine comme de la Moldavie. L’ensemble européen sera renforcé. En particulier sur le volet agricole, je ne vois pas une concurrence interne d’autant que l’agriculture ukrainienne est plutôt orientée vers l’exportation en dehors du territoire de l’Union, et que son entrée dans l’UE la mettra sur un pied d’égalité avec les autres agricultures européennes en termes de normes environnementales et phytosanitaires, sans même parler de l’augmentation attendue des salaires ukrainiens. Le poids de l’agriculture ukrainienne permettra aussi à l’UE de parler d’une voix plus forte dans les négociations commerciales avec le reste du monde.

En termes de conscience européenne, sujet qu’on ne peut minimiser quand on voit la contestation des valeurs fondamentales de l’UE dans certains pays, l’Ukraine sera le vecteur d’une refondation nouée à l’esprit de liberté et de résistance. Ce que les citoyens ukrainiens transmettront à l’Europe en termes de conscience forgée par l’expérience de la guerre, en termes de perception historique et de gravité, sera un atout déterminant pour les autres démocraties pour autant que les dirigeants de l’Europe en aient la compréhension et parviennent à le faire partager. Kyiv deviendra le centre intellectuel et, pour ainsi dire, spirituel de l’Europe plus que Paris, Berlin et Rome. Mais il faudra que les autres États européens se portent à la hauteur de l’Ukraine, ce qui n’est pas encore gagné.

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