La Facilité pour la reprise et la résilience (FRR) est l’instrument clef de NextGenerationEU, le programme adopté par l’UE en juillet 2020 (et entré en vigueur en février 2021) pour aider les États membres à protéger et à renforcer leurs économies dans le contexte de la pandémie de COVID 19. Ce programme alloue 672,5 milliards d’euros (prix 2018) de financements en soutien à l’investissement public et aux réformes (dont jusqu’à 312,5 milliards d’euros de prêts), avant tout (respectivement 37% et 20%) dans les domaines du climat et de la transition numérique. Alors que tous les « Plans nationaux de relance et de résilience » (PNRR) ont été approuvés et que leur mise en œuvre est pour la plupart déjà avancée, nous avons demandé à Mme Maria Demertzis, chercheuse à Bruegel et Professeur de politique économique européenne à l’Institut universitaire Européen (EUI) de Florence de faire une esquisse de bilan de cette initiative historique.
Q1. De façon générale, comment évaluez-vous le « facteur transformateur » du FRR dans les économies des États membres ? Pensez-vous qu’il les a aidés à développer un sentiment d’appropriation des enjeux propres à la gouvernance économique de l’UE ?
Il y a deux éléments notables. Le premier a trait au financement de l’instrument, les États membres ayant accepté de mutualiser le risque et d’emprunter ensemble d’une façon qui n’était pas du tout envisageable par le passé. Cela était assurément très transformateur. La Commission n’avait jamais vraiment mutualisé de la dette auparavant, et encore moins distribué des subventions sur cette base (en réalité, elle déjà avait emprunté mais pour distribuer des prêts uniquement). Le second élément nous amène à distinguer les prêts des subventions au sein de la Facilité. L’une des raisons ayant rendu possible le RRF est le caractère intrusif et rigoureux de sa gouvernance, qui implique que la Commission mais aussi d’autres pays regardent de très près la façon dont l’argent est dépensé : c’est le « bâton » tenant la « carotte », en quelque sorte. Mais alors que tous les pays ont utilisé les subventions auxquelles ils avaient droit, seuls très peu d’entre eux ont demandé les prêts prévus (ce qui fait qu’une somme de 220 milliards d’euros est restée inutilisée). Il y a plusieurs explications à cela : les États ne savent pas comment dépenser cet argent (il existe donc un « problème d’absorption ») ; de plus, les prêts octroyés dans le cadre du RRF impliquent une revue approfondie de leurs usages. En conséquence, plusieurs pays ont préféré obtenir des crédits sans contraintes en payant une petite prime sur les marchés.
En ce qui concerne l’allocation des fonds, je pense que tout le monde dans l’UE adhère à la double transition et c’est un développement positif que de voir les pays s’engager de la sorte. D’ailleurs, ils ont excédé les deux objectifs (37% d’investissements pour le climat, 20% pour la transition numérique) : pour l’ensemble du RRF, les dépenses estimées pour le climat représentent 40% du total et celle pour le numérique jusqu’à 26%. La grande valeur ajoutée du programme est que de nombreux pays, comme la Grèce ou l’Italie, n’avaient pas la capacité budgétaire d’atteindre ces niveaux, et le RRF est de ce point de vue un double atout. Sur l’appropriation des questions de gouvernance économique, je pense que celle-ci s’est améliorée dans le contexte du RRF, et que le suivi des plans des pays est acceptable, en ce qu’elle est étroitement associée aux subventions et non aux prêts. A l’avenir, il n’est pas toutefois certain que ce type de gouvernance appliquée à des prêts soit acceptée. Cela pourrait évoluer dans un contexte de forte inflation et de taux d’intérêts élevés, mais nous n’y sommes pas encore.
Q2. Êtes-vous inquiète à l’idée de voir le gouvernement de Giorgia Meloni en Italie mettre un terme à la dynamique de réformes et d’investissements engagée par Mario Draghi ?
Je pense d’une façon générale que les gouvernements élus par un vote protestataire deviennent d’habitude plus modérés quand ils accèdent au pouvoir : ils se montrent plus conventionnels, plus classiques, ils apprennent. A l’heure actuelle, l’Italie a une très forte incitation à se conformer aux exigences vu les montants perçus dans le cadre du RRF (191,4 milliards d’euros ont été alloués à l’Italie dans le cadre de son « plan de relance et de résilience », soit 10,7% de son PIB) et jusqu’ici nous n’avons pas vu de signaux suggérant que Rome ne se conformerait pas aux exigences de la gouvernance de la RRF. Je ne suis donc pas inquiète même si sur d’autres dossiers, comme nous l’avons vu récemment avec les migrations, des tensions sont possibles.
Q3. Comme imaginez-vous l’association entre les programmes RRF et REPowerEU, un enjeu qui justifie la révision du règlement RRF ?
La bonne nouvelle liée au fait de voir une grande partie de la composante prêts du RRF non utilisée est que cela permet d’allouer cet argent à d’autres programmes de l’UE. Il y a un fort besoin d’investissements structurels dans le domaine de l’énergie et ainsi permettre à l’UE de s’affranchir des importations de la Russie comme le veut le programme REPowerEU. Donc, la synergie des deux programmes va permettre d’amplifier les investissements verts liés au RRF, mais seulement en partie car il y aura de nombreux projets d’investissement de court terme qui ne seront pas forcément verts, tels que les terminaux d’importation de gaz naturel liquéfié (GNL). A mon sens, ce n’est pas un problème si on accélère la transition énergétique dans son ensemble.
Q4. A votre avis, quelles seraient les conditions nécessaires pour que les États membres décident de faire du RRF un instrument permanent, le moment venu ?
Cette discussion ne sera évidemment pas facile. Dans la mesure où elle serait envisageable, je pense que l’élément crucial sera la gouvernance, le fait que l’argent doive être utilisé correctement et remplir des objectifs (les fameux « jalons » et autres « cibles » du règlement RRF). S’il apparaît dans l’audit qui sera fait que de l’argent a été perdu avec le RRF, que la gouvernance a pêché, la discussion n’aura pas lieu. Il y aura beaucoup d’attention sur ce point, et c’est là que la surveillance prévue par le RRF est bien un élément positif. Dès lors, en supposant que la gouvernance est bonne, l’autre discussion qui aura lieu dans cinq ans portera sur l’usage de l’argent. Bien entendu, tout ce qui est lié au climat serait éligible à un nouveau programme, et puisque que beaucoup de pays n’auront pas de marge budgétaire pour investir dans ce « bien public », il y aura des arguments en faveur de ce maintien mais pas nécessairement un accord. En ce qui concerne la politique industrielle, je pense qu’il sera très difficile de défendre une pérennisation du RRF. L’Europe est très diverse au plan économique et financer des secteurs spécifiques à l’aide d’argent européen (par exemple les semi-conducteurs) impliquerait que des poches géographiques en bénéficieraient et d’autres non. Et l’utilisation de règles plus souples sur les aides d’état créent des complications puisque certains pays ont plus de marge de manœuvre que d’autres sur ce point… Enfin, la politique industrielle est fondamentalement contraire aux règles sur la concurrence. Nous pourrions avoir besoin de les modifier, mais le débat n’est pas mûr.