Entretien avec Deniz Ünal

Dernière mise à jour : 9 juin 2023|2004 Mots|10 min de lecture|Catégories : entretien|

Entretien avec Deniz Ünal

Économiste au CEPII

Newsletter Juin 2023

 

Q1. Quels ont été les principaux soutiens et arguments du président sortant, Recep Tayyip Erdoğan, et de son concurrent, Kemal Kılıçdaroğlu, et quelle a été, d’après vous, la clé des élections présidentielles et législatives de mai 2023 ?

L’électorat de Recep Tayyip Erdoğan et de l’AKP (Parti de la justice et du développement) peut être qualifié de sunnite conservateur. En vue des législatives de novembre 2015, organisées après celles de juin de la même année qui n’avaient pas permis de dégager de majorité, l’AKP s’est allié à la principale formation turque d’extrême-droite, le Parti du mouvement nationaliste (MHP). Puis, à l’approche des élections de mai 2023, cette Alliance « populaire », qu’avait déjà rejointe une autre formation d’extrême-droite, le Parti de la grande unité (BBP), s’est élargie au Parti de la gauche démocratique (DSP, nationaliste), au Nouveau parti de la prospérité (YRP, islamiste et très conservateur) et au Parti de la cause libre (HÜDA PAR, kurde, sunnite, fondamentaliste, issu de Hezbollah).

Autant de tenants du système présidentiel vertical qui, mis en place par et pour le leader de l’AKP, tend à transformer l’État en État-parti. En atteste la stratégie électorale d’Erdoğan, basée non sur un véritable programme mais sur des rêves de grandeur nationale, des largesses clientélistes et une violente stigmatisation de l’opposition, accusée tout à trac de collusion avec les « terroristes » kurdes et avec les « dégénérés » LGBT qui saperaient respectivement l’intégrité du pays et ses valeurs tant familiales que religieuses.

L’électorat de Kemal Kılıçdaroğlu et de son Parti républicain du peuple (le CHP, fondé par Atatürk) est laïc, de gauche modérée et nationaliste. Suite aux législatives de 2018, le CHP a formé l’Alliance de la nation avec le Bon parti (IYI Parti, issu du MHP et se positionnant au centre droit) et le Parti démocrate (DP, de centre droit également). Puis, dans la perspective des élections de mai 2023, cette alliance est devenue la « Table des six » en intégrant le Parti de la félicité (SP, islamistes modérés) et deux formations, le Parti de la démocratie et du progrès (DEVA) et le Parti du futur (Gelecek), fondées, dans l’ordre, par un ancien ministre de l’Économie et par un ancien premier ministre d’Erdoğan.

Une autre alliance (Labeur et liberté), composée du Parti démocratique des peuples (HDP qui rassemble des Kurdes progressistes et d’autres minorités) et de partis situés nettement à gauche de l’échiquier politique, a soutenu Kılıçdaroğlu qui a présenté un véritable programme, mettant l’accent sur la nécessité d’en finir avec la polarisation et la dérégulation de la vie publique par un retour au régime parlementaire et à la séparation des pouvoirs.

 Mais les électeurs, dans ces élections marquées par une forte poussée de l’extrême-droite, ont préféré celui qui apparaissait comme « l’homme fort ». Erdoğan n’en fut pas moins contraint cette fois à un second tour en dépit du soutien éhonté des médias traditionnels qu’il a pratiquement tous mis au pas ces dernières années.

 

Q2. Certains observateurs ont souligné le fort enjeu que présentaient ces élections pour la démocratie turque : selon que le pays voterait pour l’un ou pour l’autre des candidats à la présidentielle, les libertés publiques et individuelles seraient davantage entamées ou, au contraire, pourraient progressivement être restaurées. Pouvez-vous rappeler les évolutions que la démocratie turque a connue sous l’égide de Recep Tayyip Erdogan ?

La première décennie au pouvoir d’Erdoğan, alors Premier ministre d’un régime parlementaire, a été marquée par l’adoption d’institutions de régulation socio-économiques autonomes. La perspective d’adhésion à l’Union européenne a soutenu ce processus vertueux qui s’est traduit par une réelle prospérité économique et une diminution des inégalités, tant sociales que spatiales. Parallèlement, les libertés publiques ont progressé. Ainsi, l’armée, jusqu’alors « gardienne » des institutions politiques, a été renvoyée dans ses casernes.

Mais la répression brutale, en 2013, des manifestations massives de jeunes, issues d’une opposition au projet d’urbanisation du Parc Gezi à Istanbul, a clos cette époque faste. Puis la tentative, trois ans plus tard, du coup d’État initié par le mouvement de Fehtullah Gülen, prédicateur islamiste jadis allié d’Erdoğan, a débouché sur un état d’urgence de deux ans, synonyme d’une drastique restriction des libertés publiques et d’amples purges dans tous les secteurs de la fonction publique. Enfin, l’instauration, en 2018, du régime présidentiel s’est traduite par une extrême concentration du pouvoir entre les seules mains d’Erdoğan et de son clan. S’en sont suivis un autoritarisme croissant, qui s’est notamment manifesté par de nouvelles incarcérations d’opposants, et une dérégulation systématique de l’économie, avec les conséquences que l’on sait : inflation record, dévissage de la livre turque, chute du pouvoir d’achat et corruption à grande échelle, notamment par le biais des commandes publiques dans les secteurs du bâtiment, de l’énergie ou de la défense…

 

Q3. Face à la crise économique, qui risque selon certains de prendre un tour systémique, quelles sont les marges de manœuvre du pouvoir ?

Depuis septembre 2021, le pouvoir expérimente ce qu’il nomme un « nouveau modèle économique » qui se traduit par une baisse, désormais coûte que coûte, des taux d’intérêt dans l’espoir de soutenir tout à la fois la production, les exportations, l’emploi et la croissance. En l’espace d’un an et demi, le taux d’intérêt directeur de la Banque centrale est ainsi passé de 19 % à 8,5 %. La croissance a été forte au quatrième trimestre 2021 (9,6 % par rapport à celui de l’année précédente), mais depuis son rythme est décroissant (4 % au premier trimestre 2023) et les perspectives sont sombres. Le « nouveau modèle » s’avère, en soi, insoutenable. »

L’inflation qui s’élevait à 20 % en septembre 2021, a frôlé les 90 % en 2022, pour s’établir à 44 % en avril 2023, et les hausses successives du salaire minimum sont loin d’avoir compensé la diminution du pouvoir d’achat des ménages. De plus, la croissance turque est appauvrissante : la part des revenus des employés ne représente plus à présent qu’un quart du PIB, soit une baisse de dix points en dix ans. Et les inégalités s’accroissent :  aujourd’hui, les 20 % des Turcs les plus aisés captent près de la moitié de l’ensemble des revenus du pays, quand seulement 6 % échoient aux 20 % les plus pauvres.

Par ailleurs, un dollar vaut à présent plus de 20 livres turques, contre 8 en septembre 2021. D’où un fort enchérissement des importations de gaz, de pétrole et d’intrants industriels. Corolaire : le déficit courant s’est creusé de 66 milliards de dollars depuis un an et demi, ce qui suscite de noires inquiétudes dans la mesure où les réserves nettes officielles de la Banque centrale accusent un déficit de plus de 60 milliards de dollars si l’on exclut les opérations de « swap » et autres formes de prêt avec des banques centrales de pays « amis » (Chine, Corée du Sud, Russie et certains pays du Golfe et du Caucase). De surcroît, le pays doit rembourser d’ici moins d’un an 200 milliards de dollars de dette extérieure, régler à Gazprom une facture de 20 milliards de dollars, dont le règlement, exigible en 2022, a été ajourné, et trouver de quoi financer le déficit budgétaire que les libéralités électorales et les premiers travaux de reconstruction des provinces sinistrées par les séismes ont sérieusement aggravé.

Or, le « coût du risque » (assurance CDS) sur la dette souveraine turque est devenu l’un des plus élevés au monde, les flux de capitaux étrangers se sont taris et la menace d’une crise de paiement dans un proche avenir, voire même d’un défaut de paiement, est réelle. Face à quoi Erdoğan, dans son discours de victoire du 29 mai, a affirmé qu’il poursuivrait sa politique monétaire. Sans doute est-ce la perspective des élections municipales prévues dans moins d’un an qui explique son entêtement à ne pas relever les taux d’intérêt pour contrer l’inflation. Quant à prendre des mesures de régulation propres à endiguer la crise, notamment en redonnant un brin d’autonomie à la Banque centrale, il n’en est nullement question pour l’instant.

 

Q4. Le salut peut-il venir de l’extérieur ? Autrement dit, la stratégie géopolitique d’Erdoğan peut-elle permettre à la Turquie de sortir de l’impasse économique que vous décrivez ?

 Cette stratégie, qui confine à de l’équilibrisme, peut, effectivement, constituer un palliatif. Grande puissance émergente du monde multipolaire, la Turquie est considérée, avec l’Inde, l’Indonésie, le Brésil, l’Arabie saoudite et l’Afrique du Sud, comme un « État-pivot » qui compte dans les affrontements à propos de l’Ukraine mais aussi du leadership mondial que se disputent les superpuissances américaine et chinoise.

Elle qui dispose de la deuxième armée de l’OTAN en nombre d’hommes après celle des États-Unis a certes voté les résolutions des Nations Unies contre la Russie dès que celle-ci a envahi l’Ukraine, puis fermé ses détroits entre la mer Noire et la Méditerranée aux navires militaires. De plus, elle a fourni et continue de fournir Kiev en drones de combat, et elle joue un rôle moteur dans l’acheminement, cahin-caha, des exportations de céréales ukrainiennes et russes via la mer Noire. Mais elle se refuse à appliquer les sanctions imposées à la Russie par les autres membres de l’OTAN afin de préserver ses bonnes relations avec Moscou dont elle est très dépendante sur le plan énergétique.

Parallèlement, elle ne saurait tourner le dos aux pays de l’Alliance atlantique et en particulier d’Europe qui constituent les premiers clients de ses produits industriels et d’où proviennent la plus grande partie des investissements directs étrangers effectués chez elle. Mais elle importe de plus en plus depuis la Chine, dont les « Nouvelles routes de la soie » passent par Istanbul. Et elle commence à trouver auprès d’elle des financements. Elle en trouve aussi auprès de la Russie, de l’Azerbaïdjan, du Qatar, des Émirats arabes unies et de l’Arabie saoudite. Ce faisant, elle court le risque d’aliéner son indépendance si les contreparties consistent en la cession d’infrastructures-clés ou, pour parler d’un projet en cours, en l’achat à la Russie, sans transfert de technologie, de la centrale nucléaire qui prend forme sur les bords de la Méditerranée près d’Antalya et qui sera la première du pays.

Fût-ce au prix d’une fuite en avant, l’exploitation de tout ce riche potentiel géoéconomique sera sans doute engagée par Erdoğan. Lui permettra-t-elle de retarder jusqu’aux élections municipales de mars 2024 la mise en œuvre d’une politique d’austérité et de réformes vertueuses sans laquelle on voit mal comment la grave crise économique actuelle pourrait être enrayée puis surmontée ? C’est le pari qu’il semble faire au seuil de son second mandat présidentiel…

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Entretien avec le Docteur Davide Vampa

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