Entretien avec Debora Revoltella

Dernière mise à jour : 25 novembre 2024|1223 Mots|6 min de lecture|Catégories : entretien|

L’ancien président de la Banque centrale européenne (BCE) Mario Draghi a remis début septembre à la présidente de la Commission son rapport très attendu sur la compétitivité européenne. L’analyse qui y est faite du retard européen en matière d’innovation et de croissance est alarmant et implacable. Et les grandes orientations stratégiques posées (renforcement de l’innovation, décarbonation de l’économie, réduction des dépendances) sont, en principe, consensuelles. Cependant, la question des réformes concrètes à mettre en œuvre, tout comme l’enjeu du financement estimé sur une base annuelle à 750-800 milliards d’euros, restent en suspens. Nous interrogeons Madame Debora Revoltella, Directrice du Département d’analyse économique, Groupe Banque européenne d’investissement (BEI).

Q1. Comment le rapport Draghi a-t-il été reçu à la BEI, tant en termes d’appréhension desproblèmes étudiés et de recommandations que d’appréciation de la méthode employée ? Quel impact aura-t-il selon vous sur le programme de la prochaine législature européenne ?

D.R. : Le rapport est un appel à l’action pour défendre la productivité et la compétitivité européennes. Il résonne bien avec la « raison d’être » – et certainement avec la stratégie – du Groupe Banque européenne d’investissement (BEI). L’enjeu du renforcement de la productivité de la BEI, la focalisation sur les enjeux de long-terme tels que la productivité, l’innovation, la transition vers la neutralité carbone, mais aussi ceux de la sécurité économique et de la défense, le tout dans un contexte davantage « européen » faisant la part belle à l’approfondissement du marché unique ou à l’organisation d’une Union de l’épargne et de l’investissement, résonne particulièrement bien avec ce que nous faisons. La nécessité d’investir dans les compétences, l’investissement social, la cohésion, ou encore l’enjeu du soutien à l’agriculture et à la biodiversité sont également extrêmement importants, bien qu’ils constituent des enjeux moins détaillés dans le rapport.

Initialement, le rapport a été conçu comme un exercice moins formel, découlant d’un travail d’experts. Cependant, il est intéressant de constater qu’il infuse dans l’agenda politique européen ; il a clairement nourri les orientations politiques de la nouvelle Commission et a été utilisé pour rédiger les lettres de mission des nouveaux Commissaires, ce qui indique qu’il influence bien, déjà, les politiques publiques européennes !

Q2. Le rapport Draghi se focalise sur les problèmes européens de productivité et sur le manque d’innovation. Êtes-vous d’accord avec l’analyse des causes du déclin technologique européen (i.e. écosystème sous-optimal, barrières à la commercialisation, inefficacité du financement public des technologies de rupture, etc) ?

D.R. : Un des points principaux du rapport est la nécessité de faire plus dans le financement des « scale ups » (entreprise en forte croissance, capable de produire plus et de réaliser des économies d’échelle, NDLR). Cela est très important du point de vue du Groupe BEI ; nous avons signalé cet enjeu à plusieurs reprises. Les entreprises innovantes établies en Europe font en effet face à des contraintes dès les premières phases de leur vie, et ces contraintes augmentent à mesure que les entreprises croissent. Quand les entreprises deviennent des « scale ups » – avec des valorisations comprises entre 500 millions d’euros et 20 milliards -, la situation devient vraiment complexe. Les fonds de capital-risque ne sont pas assez grands pour les accompagner. Et dans les phases de sortie des fonds, les entreprises se tournent vers des options extra-européennes. Un tiers des « scale ups » faisant l’objet d’une sortie sous la forme d’une introduction en bourse se retrouvent cotées sur un marché américain. Plus de 50% des fusions-acquisitions impliquent un acquéreur non-Européen. Ce problème est dû à un certain nombre de raisons : un rôle sous-optimal des grandes entreprises européennes innovantes dans la catalyse de ces fusions-acquisitions, mais aussi le manque d’alignement des investisseurs publics avec la stratégie plus générale de l’UE. Dans ce contexte, le rapport Draghi appelle à octroyer plus de ressources au Groupe BEI (soit la BEI et le Fonds européen d’investissement, FEI).

Q3. Concernant la décarbonation de l’économie européenne, la deuxième priorité stratégique énoncée dans le rapport envers laquelle le Groupe BEI s’est d’ailleurs puissamment engagé, pensez-vous que l’approche discrétionnaire et variable souhaitée par Mario Draghi, en termes de commerce et de mesures industrielles, est la bonne pour concilier décarbonation et compétitivité ?

D.R. : Ce que j’apprécie dans ce rapport est l’explicitation très claire de la nécessité d’une approche holistique qui combine une vision pour le marché européen de l’énergie, la décarbonation industrielle, et une attention à la concurrence internationale. Cela est crucial, car le marché de l’énergie, situé du côté de l’offre économique, doit être nettement transformé – le déploiement des énergies renouvelables s’accélère certes, mais il reste beaucoup d’incertitude, et la stabilisation du marché n’arrivera pas avant une décennie. Durant cet intervalle, le rapport soutient que toutes les technologies compatibles avec la neutralité climatique doivent avoir un rôle à jouer.

Le rapport souligne également l’importance de investissements dans les réseaux électriques, ce qui est en effet crucial. Il parle aussi de l’enjeu de l’innovation dans le but de réalisation la décarbonation des industries, ce que je considère tout à fait pertinent et en phase avec ce que fait le Groupe BEI. Je suis cependant plus circonspecte sur les recommandations de nature « variable et discrétionnaire ». Notre analyse montre, en particulier en ce qui concerne les industries intensives en énergie, que l’incertitude règlementaire réduit les incitations à la transformation. Dans le même temps, les incertitudes règlementaires affectent les business models » des acteurs faisant le pari de la transition vers la neutralité carbone et qui s’adaptent rapidement. D’une certaine façon, j’ai peur que l’incertitude devienne un souci supplémentaire pour les entreprises durant la transition bas carbone.

Q4. Mario Draghi appelle à la constitution d’une « politique économique extérieure » combinant le commerce, l’investissement, le « sourcing » de matières ou de biens et des partenariats de développement dans le but de réduire les dépendances stratégiques qui minent les économies européennes. Qu’en pensez-vous ?

D.R. : Le rôle de l’UE ne s’arrête pas à ses frontières. Je crois qu’il est extrêmement important de considérer les politiques de l’UE et son rôle géopolitique comme un continuum. De fait, aborder les dépendances stratégiques de l’UE, la sécurité des chaines de valeur et la résilience de l’UE est nécessaire. Mais il ne faut pas perdre de vue que l’UE a beaucoup à perdre d’un scenario de démondialisation ou même de régionalisation du commerce : il faut donc conserver un équilibre entre l’efficience économique et la sécurité économique.

Entretien réalisé le 31 octobre 2024

Entretien avec Simon Hix

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