Entretien avec Amine Tazi, conseiller économique, ancien chef économiste de l’Agence France Trésor (AFT) et de la Fédération bancaire française (FBF)
Alors que le Parlement européen et le Conseil se sont finalement accordés en fin d’année dernière sur les contours des nouvelles règles budgétaires européennes, nous nous tournons vers Amine Tazi, ancien chef économiste de l’Agence France Trésor (AFT) et de la Fédération bancaire française et conseiller au cabinet d’Harlem Désir (ex-Secrétaire d’État aux affaires européennes, 2014-2017), pour discuter de leur bien fondé. La réforme laisse plus de place à l’investissement tout en ouvrant l’espace à un dialogue plus étroit entre la Commission et les États membres déficitaires. Dans le même temps, des règles strictes sont maintenues. La réforme du Pacte de stabilité est-elle pertinente ?
Q1. Pouvez-vous nous rappeler pourquoi une réforme du Pacte de stabilité et de croissance (PSC) était nécessaire, alors même que plusieurs réformes avaient été faites précédemment (2005,2011-13), avant et après la crise financière, et que ses règles générales avaient été relâchées dans le contexte de la crise du COVID ?
La nécessité d’une réforme faisait déjà l’objet d’un large consensus parmi les économistes. D’abord, les divergences des situations des finances publiques entre États membres et par rapport aux règles fixées étaient devenues trop importantes : cette situation nécessitait souvent une adaptation des trajectoires budgétaires et l’abandon d’une application automatique de règles uniformes. Ces dernières ne faisaient pas non plus l’objet d’une forte appropriation par les États membres. Ensuite, l’obsolescence et la complexité des règles se sont accrues au fil des crises (2008, 2010-2012, 2020) et des réformes successives (Semestre européen et Six Pack (2011), TSCG (2012), Two Pack (2013)), avec la multiplication de dispositifs, de modalités de sanctions et de flexibilités temporaires offertes. Enfin, le relâchement ponctuel des règles dans le contexte de crise sanitaire n’a été possible que sous la contrainte et l’urgence de la situation.
Au final, cette réforme était donc très attendue et son adoption début 2024 est bienvenue. Le réexamen du Pacte de stabilité et de croissance (PSC) par la Commission avait d’ailleurs débuté dès 2019 à la demande de nombreux États membres, au regard des limites précédemment indiquées et présentes dans le débat des économistes. La Commission avait ensuite présenté ses premières pistes de réforme en 2022, en admettant explicitement trois principales critiques (pro-cyclicité des règles (i.e. ajustements budgétaires pouvant conduire à aggraver les mouvements baissiers du cycle économique), ineffectivité des sanctions et échec de la convergence au sein de la zone euro, même après la crise de la zone euro). Elle a ensuite formulé sa proposition détaillée de réforme du Pacte en 2023. C’est celle-ci qui a servi de base à l’accord politique européen de réforme en fin d’année.
Q2. La réforme agréée se caractérise d’abord par une plus grande liberté laissée aux États pour engager des déficits publics afin d’investir dans des secteurs jugés stratégiques, tels que la transition climatique ou le numérique. Cette marge de manœuvre sera-t-elle suffisante pour satisfaire les besoins en cause ?
Les nouvelles règles améliorent incontestablement la marge de manœuvre nécessaire pour les investissements prioritaires (environnement, numérique, défense) et vont dans le sens d’une meilleure convergence des politiques économiques au sein de l’Union. Si l’on regarde de plus près, on peut se féliciter de deux caractéristiques nouvelles : i) un prolongement des délais pour atteindre les plafonds de dette (60% du PIB) et de déficit (3%), portés à 4 ans (voire 7 ans) en cas de dépassement ; ii) la possibilité pour les États placés sous « procédure de déficit excessif » de poursuivre leurs investissements stratégiques en fonction de leur situation et des réformes structurelles engagées. Toutefois, la règle quantitative encadrant le déficit structurel n’a pas été abandonnée, même si la contrainte a été allégée pour tenir compte temporairement du renchérissement du coût de la dette avec la hausse des taux d’intérêt.
En d’autres termes, les nouvelles règles sont plus nuancées mais leur complexité demeure. On reste focalisé sur le contrôle de l’endettement par la réduction de la dette plus qu’on ne favorise une croissance portée par l’investissement (comme initialement proposé par la Commission). Et il est n’est pas certain que les flexibilités nouvelles soient suffisantes au regard des investissements nécessaires. En matière climatique, par exemple, l’Institut de l’économie pour le Climat (I4CE) estime qu’au moins 813 milliards d’euros sont nécessaires chaque année pour atteindre l’objectif de décarbonatation de l’UE (à savoir une réduction de 55% des émissions nettes de gaz à effet de serre d’ici à 2030 par rapport aux niveaux en 1990). Or, en 2022, le déficit d’investissement européen dans le domaine du climat s’élevait à 406 milliards d’euros annuels, soit 2,6 % du PIB de l’UE. A plus long terme, la Commission européenne reconnaît elle-même que des investissements considérables (1 500 milliards d’euros par an entre 2030 et 2050) seront nécessaires dans les domaines de l’énergie et des transports pour atteindre l’objectif de zéro émission nette.
On peut donc regretter la proposition initiale de la Commission, plus équilibrée, mais que les pays « frugaux » (Allemagne en tête) sont parvenus à faire modifier. Pour autant, cela n’aurait pas totalement changé la donne. Les besoins de financement sont tellement importants que toute modification raisonnable et politiquement acceptable des contours du Pacte de stabilité et de croissance ne pouvait en assurer la couverture. Seule une avancée pérenne en termes de capacité d’endettement mutualisée, sur le modèle de ce qui a été agréé durant la crise du COVID, aurait permis une meilleure couverture des besoins financiers. Néanmoins, même si les nouvelles règles sont jugées imparfaites, l’Europe a sans aucun doute plus à gagner qu’à perdre avec cette nouvelle réforme : elle libérera de la marge de manœuvre supplémentaire pour les investissements prioritaires.
Q3. Les nouvelles règles du Pacte de stabilité se caractérisent également par l’instauration de dialogues individualisés, entre la Commission et les États déficitaires, afin que ceux-ci réduisent leurs déficits sur une durée variable en fonction des réformes engagées. Cela représente-t-il pour vous un progrès à la fois politique et économique ?
Clairement, oui. L’acceptation et l’appropriation des règles sont nécessaires pour l’efficacité du système de gouvernance économique et budgétaire européen. Une plus grande implication de chaque pays est indispensable pour parvenir à une cohérence d’ensemble et une meilleure coordination, avec des mécanismes plus adaptés. Une des grandes faiblesses de l’union monétaire est l’hétérogénéité entre États membres, qui a pu faire arguer que la monnaie unique n’était pas adaptée à la situation individuelle de nombre d’entre eux. Nous savons également qu’une union monétaire optimale doit être complétée par une union budgétaire (un budget propre à la zone euro). Doter l’UE de mécanismes plus adaptés, appropriables par chaque pays et plus efficaces, grâce à des recommandations différenciées, était évidemment souhaitable et réclamée depuis longtemps. C’est bien ce qu’offrent les nouvelles règles en proposant une approche « ascendante » fortement individualisée.
A mon avis, ceci n’est pas de nature à remettre en cause la discipline budgétaire, qui reste dans tous les cas imposée par les marchés financiers. Les leçons du passé (crise des dettes souveraines de la zone euro 2010-2012) seront toujours là pour nous le rappeler. La discipline budgétaire reste en effet indispensable dans une union monétaire comme la zone euro, du fait des externalités négatives produites en cas de crise de la dette. Mais des externalités positives sont également à attendre d’une prise en compte des spécificités nationales pour mieux coordonner les politiques de croissance et d’investissement. Des projets d’investissements transnationaux en seraient le meilleur exemple. Et c’est sans doute le mieux qu’on peut espérer pour les investissements d’avenir. Les progrès politiques comme économiques seront à juger à l’aune de telles réalisations…
Q4. Au total, diriez-vous que la réforme du Pacte de stabilité, avec ses composantes quantitatives et qualitatives, permettra à l’Union de mettre en œuvre un meilleur « policy mix » (coordination des politiques budgétaires et monétaire, NDLR) ? Peut-on dire qu’avec la réforme, l’Europe a confirmé qu’elle avait bien tiré des leçons de la grande crise ?
La Commission européenne a proposé le cadre de gouvernance le plus transparent, simple et intégré susceptible d’être voté. Qualitativement, les nouvelles règles apportent des changements très bienvenus, quand bien même de nombreux arbitrages ont été nécessaires. Le cadre est simplifié, plus transparent et plus lisible. Il s’adapte aux situations individuelles et améliore l’appropriation nationale, tout en veillant à la soutenabilité des finances publiques et en gardant de la pertinence économique. C’est une équation d’optimisation sous contraintes compliquée, avec des arbitrages entre plusieurs objectifs et options à horizons différenciés. On a obtenu de garantir la soutenabilité des dettes publiques à long terme tout en laissant de la marge de manœuvre nécessaire pour la stabilisation macroéconomique à court terme, soit davantage d’efficacité économique et plus d’appropriation. On peut raisonnablement conclure que le « policy-mix » européen en sera amélioré, avec un risque de « dominance budgétaire » restant limité.
Certains regretteront que le rôle des comités budgétaires nationaux ait peu évolué, mais je ne suis pas de cet avis. Nous n’avons pas besoin de davantage de complexité institutionnelle. D’autres estiment que la question de la qualité et de la composition de la dépense publique nationale n’ait pas été traitée : la souveraineté nationale des politiques budgétaires reste en effet totale quand les règles et les priorités européennes sont respectées. A mon sens, davantage de renoncement à la souveraineté nationale budgétaire est illusoire, sans être une condition nécessaire pour garantir la priorisation des dépenses publiques favorables à la croissance de long terme. Les règles quantitatives resteront quant à elles probablement très controversées : si certains objectifs ou cibles numériques décriés (déficit structurel) n’ont pas été abandonnés, ils ont quand même été a minima « flexibilisés ».
Mais le principal regret sur cette réforme restera l’abandon de la création d’une capacité budgétaire commune financée entre autres par un endettement commun. La question de l’émission de dettes communes reste peu consensuelle, l’Allemagne en particulier y restant très défavorable. Cet instrument financier est pourtant le seul à pouvoir garantir un réel accroissement de l’investissement public européen, à même de renforcer la « souveraineté » de l’UE et de soutenir la double transition numérique et écologique. A cet égard en particulier, l’Europe n’aura pas pleinement tiré les leçons de la crise sanitaire. Il est d’autant plus regrettable que cette dernière réforme ne s’en soit pas saisie, qu’un pas de géant avait déjà été réalisé en 2020 avec une première mutualisation des dettes avec la Facilité pour la Reprise et la Relance (FFR). L’essentiel des propositions de réforme du cadre de gouvernance européen (FMI, MES, CAE) y insistaient et continueront de le faire à l’avenir. De plus, les réformes d’envergure discutées depuis plus de dix ans (union des marchés de capitaux, mutualisation des capacités d’endettement ou encore union budgétaire) peinent encore à aboutir. La prochaine mandature européenne devra probablement mieux s’en emparer.