Les élections européennes se sont tenues entre les 6 et 9 juin derniers dans l’ensemble des États membres. A rebours de nombreuses prévisions, elles ont débouché sur des équilibres politiques assez comparables à ceux qui avaient été scellés en 2019. La participation est marginalement supérieure à celle du dernier scrutin. Le groupe PPE est arrivé en tête avec 26,2% des voix (gagnant 23 sièges) tandis que le groupe S&D arrive deuxième, perdant quatre députés. Les changements les plus notables sont à observer du côté des Verts, qui perdent 18 sièges, et du groupe Renew (- 23 députés avant le retrait du parti tchèque PNO). On observe aussi un renforcement prononcé des groupes (de droite plus ou moins radicale, NDLR) CRE et ID (+4 et 9 sièges, respectivement). Ces changements vont déplacer le curseur du Parlement à droite sans pour autant empêcher la constitution d’une nouvelle grande coalition entre les groupes S&D, PPE et Renew. Nous interrogeons Sara Hobolt, professeur au Département de Gouvernement de la London School of Economics (LSE).
Q1. Quels sont selon vous les principaux faits marquants des élections européennes au niveau de l’UE dans son ensemble ?
Sara Hobolt (SH) : Pour l’UE dans son ensemble, le résultat le plus significatif a été la percée des forces de droite au Parlement européen. Alors que l’attention des médias s’est focalisée sur les succès de la droite radicale, ce fut à bien des égards le groupe de centre-droit du Parti Populaire Européen (PPE) qui est sorti gagnant de ce scrutin. Ce dernier a non seulement conservé sa place de plus grand groupe du Parlement européen, en augmentant son pourcentage de sièges, mais la percée générale à droite signifie également qu’il sera le vrai « faiseur de rois ».
Les autres gagnants des élections sont les conservateurs eurosceptiques du groupe des Conservateurs et Réformistes Européens (CRE) – où le parti Frères d’Italie de Georgia Meloni et le parti Droit et Justice polonais (PiS) sont les plus grands partis nationaux – et le groupe d’extrême droite Identité et Démocratie (ID), dominé par le victorieux Rassemblement national français, le Parti de la liberté autrichien et la Ligue de Matteo Salvini en Italie. Jusqu’à il y a peu, l’AfD allemande appartenait également au groupe ID, mais il a été exclu en raison de ses vues trop extrêmes. Les perdants sont tous au centre-gauche de l’échiquier : il s’agit surtout du groupe libéral Renew, où siège le parti d’Emmanuel Macron, et des Verts, qui ont connu de mauvais résultats à la fois en France et en Allemagne.
Q2. Avez-vous observé des résultats significatifs dans certains États membres, tant en ce qui concerne les campagnes que la répartition des votes ?
S.H. : Les élections au Parlement européen doivent être vues comme une série de 27 scrutins nationaux avec des dynamiques nationales et des cycles électoraux spécifiques. On observe donc des dynamiques différentes dans les États membres, ne serait-ce que parce que beaucoup de votants ont tendance à traiter ces élections comme des élections de mi-mandat où ils peuvent exprimer leur insatisfaction vis-à-vis de leurs gouvernants nationaux.
A mon sens, le résultat national le plus frappant a été l’écrasante victoire du parti de Marine Le Pen, le Rassemblement national, qui est arrivé en tête en France. Avec 31% des voix, il a fait plus du double des voix du parti centriste d’Emmanuel Macron, ce qui a poussé le président français à organiser des élections législatives anticipées. Cela a été un choc pour la plupart des observateurs internationaux. Ailleurs, la droite radicale et populiste a aussi gagné les élections en Italie avec la victoire des Frères d’Italie de Georgia Meloni, qui ont récolté 29% des suffrages, ainsi qu’avec le meilleur résultat à date du parti AfD en Allemagne ; ce parti est arrivé en deuxième position avec 16% des voix.
Cela dit, s’il est vrai que la droite radicale et populiste a obtenu de bons scores dans les grands États membres, ils n’ont pas été très bons en Scandinavie, par exemple. Des enjeux pan-européens tels que l’immigration, le changement climatique, les prix de l’énergie, les difficultés économiques et l’assistance militaire à l’Ukraine ont joué un rôle dans les différents États membres.
Q3. Les trois plus grands groupes (PPE, S&D, et Renew Europe) devraient être en mesure de reconstituer leur coalition. A votre avis, quelles seront les grandes lignes de leur programme ?
S.H. : La “grande coalition” pro-européenne et centriste constituée par le PPE, S&D et Renew, qui a dominé la définition des politiques au sein du dernier Parlement européen, conserve sa majorité. Ceci veut dire que pour la plupart des sujets, on peut s’attendre à une certaine stabilité en ce qui concerne l’orientation politique du Parlement européen. La coalition resterait centriste, pro-européenne, pro-marché unique, pro-Ukraine et pro-transition écologique. Cela dit, puisque les coalitions se forment aussi sujet par sujet au Parlement européen, et compte tenu du déplacement à droite curseur politique qui fait du PPE un parti-pivot, on peut imaginer qu’une coalition unissant le PPE et les groupes de droite radicale ou d’extrême droite se forme également sur certains sujets.
Une étude de Simon Hix (EUI, Florence) et d’Abdul Noury (NYU Abu Dhabi) pour l’Institut suédois pour les études politiques européennes (SIEPS) a montré que les politiques les plus susceptibles d’être affectées par une telle coalition de droite sont l’agenda environnemental, qui pourrait être moins ambitieux, et les migrations, où une ligne dure plutôt que libérale devrait trouver à s’exprimer. Mes propres recherches menées avec Zachary Dickson (LSE) corroborent ces conclusions : elles indiquent que le Pacte vert européen pourrait être mis en difficulté alors que les droites radicales et populistes le présentent comme un enjeu clivant en s’y opposant et en pointant du doigt les couts immédiats de la transition pour les consommateurs, paysans et entreprises.
Beaucoup va dépendre de l’attitude du PPE : va-t-il vouloir s’unir avec les partis de droite radicale sur de tels enjeux, ou non ? Et de son côté, la droite radicale parviendra-t-elle à dépasser ses divisions pour former des groupes politiques stables au Parlement ?
Q4. Pensez-vous que les résultats des élections auront une influence significative sur les nominations aux grands postes européens qui seront effectuées sous peu ? Qui voyez-vous comme principaux favoris?
S.H. : Ces élections européennes sont importantes pour déterminer qui deviendra président de l’exécutif communautaire, c’est-à-dire de la Commission européenne, puisque l’approbation parlementaire de ce choix est nécessaire. Ici aussi, on peut imaginer une continuité plutôt qu’une rupture, puisque la présidente actuelle de la Commission, Ursula von der Leyen, est également la cheffe de file (la « Spitzenkandidatin ») de son groupe, le PPE, et que ce dernier a obtenu le plus grand nombre de sièges. De plus, les groupes politiques centristes et pro-européens qui détiennent la majorité ont aussi exprimé leur soutien à von der Leyen : elle devrait donc continuer à son poste. Cependant, compte tenu du caractère secret du scrutin d’élection à la présidence de la Commission, l’issue du vote pourrait être serrée. En 2019, von der Leyen n’a été élue qu’avec neuf voix de majorité, alors même qu’elle avait une coalition bien plus grande en soutien de sa candidature.
Entretien réalisé le 17 juin 2024