Interview avec Dr. Davide Vampa
Enseignant en science politique, Aston University, RU
Q1. Le Premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, a surpris l’ensemble de la classe politique et des commentateurs, ainsi que son propre parti, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), en annonçant des élections législatives anticipées le 23 juillet prochain. Cette décision fait suite à la défaite des socialistes aux élections locales et régionales tenues le 28 mai. Comment peut-on expliquer le résultat des dernières élections ?
Le résultat des derrières élections peut s’expliquer de plusieurs façons. Il n’est pas rare que les partis de gouvernement subissent des défaites aux élections intermédiaires, en particulier dans des temps troublés ou difficiles. Les élections locales peuvent soulever des enjeux et préoccupations spécifiquement liés à leur territoire. Dans le même temps, les électeurs peuvent exprimer leur insatisfaction ou leur mécontentement vis-à-vis du parti au pouvoir au niveau local. Enfin, ils peuvent utiliser les élections locales pour envoyer des messages au parti de gouvernement.
Depuis 2019, on observe une reconfiguration de l’aile droite de la scène politique espagnole. Le Parti populaire (PP) s’est vu renforcé en raison, notamment, de l’effondrement de Ciudadanos, un autre parti de centre-droit. Par ailleurs, l’émergence et le renforcement de Vox, un parti de droite populiste, ont également fortement impacté la politique espagnole. Vox est devenu un acteur stable de la vie politique espagnole, attirant des électeurs conservateurs et contribuant ainsi au glissement à droite de la scène politique.
La vie politique espagnole, comme celle de l’Italie, a en effet connu un phénomène de « droitisation ». Cependant, contrairement au cas italien, les deux partis espagnols traditionnels, dont le PSOE, ont été relativement résilients. Bien qu’il ait perdu les élections locales, le PSOE a réussi à sécuriser une proportion de vote semblable à celle des élections locales de 2019. Ceci atteste que le PSOE conserve une base non négligeable de soutiens, même s’il a dû faire face à des défis dans certaines régions ou localités spécifiques.
En résumé, les résultats décevants pour le PSOE aux dernières élections peuvent être attribués à plusieurs causes : le rejet classique des partis de gouvernement lors de scrutins intermédiaires ; la reconfiguration de la droite espagnole, caractérisée par une remontée du PP et la percée de Vox ; et la droitisation générale de la vie politique espagnole. Cependant, il est important de noter que le PSOE, malgré ses pertes récentes, a maintenu une base de soutien importante dans le pays. En convoquant des élections anticipées, Sanchez espère probablement mobiliser des électeurs qui n’ont pas voté lors des élections locales. A ce jour, les sondages indiquent qu’il y a une concentration croissante des intentions de votes autour des deux partis principaux : ainsi, si le PSOE reste en retrait par rapport au PP, il a une influence électorale croissante et pourrait même augmenter son score par rapport à 2019. Néanmoins, l’affaiblissement de ses partenaires de gauche va rendre la constitution d’un gouvernement de centre-gauche plus délicate.
Q2. Alfredo Perez Rubalcaba, le prédécesseur immédiat de Pedro Sanchez à la tête du PSOE, avait parlé d’une « administration Frankenstein » pour se référer à la coalition actuelle, constituée après les élections de juin et de décembre 2019 entre le PSOE et le mouvement anti-austérité Unidas Podemos de Pablo Iglesias. Rubalcaba trouvait cette coalition non naturelle. Cependant, cette dernière peut revendiquer quelques succès. Pouvez-vous rappeler ses principales réalisations ?
La coalition entre le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et Unidas Podemos, dirigé par Pablo Iglesias, a certainement été un fait marquant de la vie politique espagnole. Elle a été la première coalition gouvernementale en Espagne depuis les années 1930 (avant l’ère franquiste). Avant 2019, les gouvernements espagnols étaient typiquement formés d’un seul parti, disposant soit d’une majorité, soit d’une minorité, au Parlement. L’émergence d’un gouvernement de coalition, minoritaire et dépendant des soutiens des partis régionalistes et nationalistes locaux, a constitué une véritable nouveauté.
Qualifier la coalition gouvernementale de « non naturelle » pourrait cependant ne pas être tout à fait exact. Certes, la coalition rassemble deux partis aux positions idéologiques distinctes, avec un PSOE plus modéré et un Unidas Podemos plus radical, mais des coalitions « plurielles » de centre-gauche existent dans d’autres pays, comme en Scandinavie. C’est pourquoi la coalition PSOE-Podemos peut être vue comme le résultat d’un alignement stratégique entre des partis de l’aile gauche de l’échiquier politique.
Le gouvernement de coalition a bien engrangé quelques succès notables pendant son mandat. L’une de ses réalisations principales a été la conduite de politiques économiques expansives qui avaient pour but de corriger les effets des mesures « d’austérité » préalables et de soutenir la reprise de l’activité du pays après la pandémie. En conséquence, l’économie espagnole a bénéficié d’une croissance significative, qui est actuellement l’une des plus élevées d’Europe.
Cependant, il est important de reconnaitre que malgré ces réalisations, des faiblesses structurelles persistent dans l’économie espagnole, comme par exemple un taux élevé de chômage. La coalition a bien mis en œuvre des mesures pour traiter ces problèmes, mais c’est un enjeu durable qui nécessite des efforts soutenus. Globalement, l’économie espagnole demeure vulnérable et les défis mondiaux pourraient conduire à une nouvelle crise.
En résumé, la coalition gouvernementale PSOE-Podemos a représenté une césure importante avec le paysage politique préalable. Malgré des doutes initiaux sur sa viabilité et sa compatibilité, la coalition a pu mettre en œuvre des politiques économiques expansives et soutenir la reprise économique du pays. Si certains défis restent en suspens, les réalisations de la coalition attestent d’un certain succès et d’une collaboration viable entre deux partis de gauche.
Q3. Le système politique espagnol, comme ceux de bon nombre autres pays européens, révèle des mouvements tectoniques au sein des blocs de gauche et de droite. A gauche, le mouvement Podemos semble avoir été remplacé par celui de Yolanda Diaz, l’initiative Sumar, qui s’est attirée le soutien du parti majoritairement communiste Mas Pais Gauche unie et de Compromis, la coalition électorale basée à Valence. Sur la droite, le Parti populaire (PP) cherche à promouvoir sa propre trajectoire ascendante, mais semble incapable de constituer un gouvernement sans le soutien de Vox, un parti nationaliste. Que disent ces tendances des attentes nouvelles des électorats de gauche et de droite ?
La fragmentation croissante et la volatilité observées sur la scène politique européenne, y compris en Espagne, ont engendré des mouvements significatifs au sein des blocs de gauche et de droite. Dans le passé, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et le Parti populaire (PP) ont pu attirer de larges pans de l’électorat et dominer le paysage politique. Cependant, aujourd’hui, ils doivent coexister avec deux partis plus radicaux sur la gauche et la droite, ce qui montre que les électeurs recherchent des alternatives aux partis traditionnels.
Sur la gauche, Podemos s’est transformé et Sumar a acquis une situation prééminente. La percée de Sumar indique une reconfiguration au sein du bloc de gauche, où l’électorat est à la recherche de voix nouvelles et de plateformes alternatives.
De façon analogue, sur la droite, le Parti populaire (PP) est en convalescence après une période de crise. Cependant, il ne semble pas en mesure de pouvoir conquérir une majorité parlementaire seul et aura besoin du soutien de Vox, un parti populiste de droite radicale. Ceci semble indiquer que les attentes de l’électorat de droite ont évolué, et qu’elles se caractérisent par une attente de politiques plus décomplexées et nationalistes. La nécessité, pour le PP, de constituer une alliance avec Vox, illustre les dynamiques changeantes au sein du bloc de droite, et reflète des attentes de l’électorat de droite de voir les partis répondre à leurs préoccupations et à leurs demandes.
Cependant, malgré ces changements et l’émergence de nouveaux acteurs politiques, la concurrence entre la gauche et la droite continue de dominer la vie politique espagnole. Cette concurrence, qui est aussi à l’intersection des fractures territoriales, indique que le clivage gauche-droite n’a pas été fondamentalement redéfini ou remplacé par de nouveaux clivages. Si les partis établis tels que le PP ou le PSOE ont réussi à rester dominants au sein de leurs campas politiques respectifs, ils ont aussi été forcés de forger des alliances avec des partenaires plus radicaux. La répartition de l’électorat espagnol sur l’axe droite-gauche n’a pas été bouleversé ; il s’agit plutôt d’un changement de l’offre politique. Les dynamiques gauche-droite continuent de jouer un rôle central dans la configuration des attentes politiques.
En résumé, les mouvements tectoniques observés au sein des blocs de gauche et de droite dans la vie politique espagnole reflètent une fragmentation croissante et une volatilité dans la politique européenne. L’émergence de nouvelles initiatives politiques sur la gauche et la croissance du sentiment nationaliste sur la droite signalent des attentes changeantes au sein de l’électorat. Cependant, malgré ces mouvements, la concurrence entre la gauche et la droite reste structurante et la répartition de l’électorat espagnol n’a pas connu de transformation drastique. En Italie, par exemple, le processus de « désalignement politique » et la « désinstitutionalisation » du système des partis a été bien plus marqué.
Q4. La présidence espagnole du Conseil de l’Union européenne commence tout juste ce mois-ci et durera jusqu’à la fin de l’année. Pouvez-vous rappeler les priorités du gouvernement actuel, ainsi que celles des parties de droite d’opposition ? Le Parti Populaire est-il prêt pour cet exercice ? Comment la présidence pourrait-elle être impactée par l’incertitude liée à la constitution d’un nouveau gouvernement de coalition ? Doit-on s’attendre à voir ternie la réputation de « bon partenaire » dont jouit l’Espagne en Europe ?
La présidence espagnole de l’Union européenne, qui vient de commencer au début du second semestre de cette année, a identifié « l’autonomie stratégique » comme objectif principal. Le président Pedro Sanchez va souligner la nécessité d’avancer sur « l’autonomie stratégique ouverte », qui implique essentiellement d’atteindre la « souveraineté européenne » en renforçant les capacités de décision dans des champs cruciaux tels que l’économie, la santé, la défense, la technologie ou l’industrie.
Sous présidence espagnole, la réduction des vulnérabilités et le renforcement de l’autonomie dans des secteurs stratégiques va être un point d’attention particulier. Cette approche va chercher à protéger la « majorité sociale » et à soutenir l’investissement de sorte que le projet européen se trouve revitalisé et re-légitimé, particulièrement dans le contexte de crise induit par le conflit en Ukraine.
L’orientation générale des politiques européennes n’est cependant pas susceptible d’être profondément bouleversée par l’agenda espagnol. Tant le gouvernement actuel, conduit par le PSOE, que l’opposition principale de droite, le Parti populaire (PP), soutiennent l’Union européenne. Ce soutien à l’UE n’est pas radicalement mis en cause par les forces politiques radicales, ce qui souligne la continuité de l’engagement espagnol dans le projet européen.
S’il y a bien des incertitudes concernant la formation de nouveaux gouvernements de coalition dans le pays, qui pourraient du même coup poser problème à la présidence espagnole, celles-ci ne sont pas susceptibles de ternir la réputation européenne de l’Espagne. L’engagement du pays dans l’Union européenne reste solide et la présidence tournante donne une occasion d’influencer l’agenda européen. Cependant, il est important de souligner qu’une présidence de l’UE est souvent plus symbolique que transformatrice.
En conclusion, la présidence espagnole de l’Union européenne va prioriser l’autonomie stratégique comme objectif principal, au service de secteurs stratégiques. Ceci est bien aligné avec l’état d’esprit des Espagnols, qui se voient toujours comme des citoyens de l’UE et qui considèrent toujours l’UE comme un levier pour agir sur les enjeux du moment. Les incertitudes soulevées par l’instabilité politique ne sont pas susceptibles de ternir la réputation « d’acteur européen engagé » de l’Espagne : l’attachement et la confiance des principaux partis au projet européen demeure un puissant garde-fou.