Entretien avec Richard Giragosian

Dernière mise à jour : 14 avril 2023|2272 Mots|11 min de lecture|Catégories : entretien|

Cela fait maintenant un an que Poutine a décidé d’essayer d’envahir l’Ukraine par des moyens militaires, prenant par surprise de nombreux dirigeants occidentaux.

A l’occasion de ce triste anniversaire, de nombreux observateurs se penchent de façon très nécessaire sur les conséquences de cette invasion pour l’Ukraine, l’Europe et la Russie. Cependant, les conséquences géopolitiques de la guerre en Ukraine vont au-delà des frontières géographiques du conflit et de ses plus proches voisins. Nous avons échangé avec M. Richard Giragosian, directeur du Centre d’Études Régionales (RSC), think tank indépendant basé à Yerevan (Arménie) et professeur invité au Collège d’Europe. Nous avons discuté de la situation au Nagorno-Karabakh et dans le Caucase en général.

Q1. L’intensité du conflit autour du Nagorno-Karabakh s’est accrue ces derniers mois. Pouvez-vous rappeler ses origines et décrire comme vous voyez l’état des relations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan quant à cette région à l’heure actuelle ?

De toute évidence, le conflit autour du Nagorno-Karabakh s’enracine dans une longue et complexe histoire initiée il y a plusieurs décennies. De façon générale, le conflit pour le Nagorno-Karabakh est un autre exemple de la politique soviétique des « nationalités » consistant à promouvoir un contrôle néo-colonial et une interdépendance et empêcher ainsi l’acquisition de la souveraineté et de l’indépendance. De ce point de vue, le transfert à l’Azerbaïdjan de l’enclave à majorité arménienne pendant la période stalinienne était un levier efficace de domination soviétique. Au cours de la période post-soviétique, le conflit pour le Karabakh a été utilisé par la Russie pour renforcer sa présence et s’assurer de son influence sur à la fois l’Arménie et l’Azerbaïdjan.[1]

Cependant, sans trop remonter dans les annales historiques, la situation a été dramatiquement et brutalement altérée en 2020 à la suite de la guerre des 44 jours lancée par l’Azerbaïdjan. Depuis la fin de cette guerre à la fin de l’année 2020, l’Azerbaïdjan a continué sa lente escalade et a étendu le conflit à des attaques directes contre l’Arménie et des incursions sur son territoire. Dans ce contexte, la situation post-guerre actuelle continue d’être marquée par une insécurité profonde pour les Arméniens du Nagorno-Karabakh et par une menace d’instabilité pour la région plus large du Caucase du sud.

Le dernier bouleversement en date pour l’Arménie est le « siège de Karabakh », où près de 140.000 Arméniens du Nagorno-Karabkh font face à un désastre humanitaire, avec de sérieuses pénuries de médicaments, d’aliments de base et des vivres de plus en plus rares. Cette crise humanitaire est amplifiée par le refus de l’Azerbaïdjan de permettre l’accès au Karabakh à l’ONU ou à d’autres organisations internationales d’aide humanitaire. La seule exception a été le Comité International de la Croix-Rouge (ICRC), dont les efforts impressionnants ont permis la livraison de 10 tonnes de divers médicaments depuis l’Arménie.

De plus, depuis le 12 décembre 2022, les Arméniens du Karabakh ont été dangereusement isolés et coupés du monde à la suite du blocage par l’Azerbaïdjan de la seule route vers et hors de l’enclave arménienne. La crise actuelle est à présent caractérisée par une population arménienne vulnérable forcée de vivre dans des conditions évoquant celles d’un siège médiéval.

Dans cette période d’après-guerre d’insécurité et d’incertitude, une seule chose est sûre : la Russie est devenue non fiable et constamment imprédictible. La Russie d’aujourd’hui pose un défi mortel, et depuis l’invasion manquée de l’Ukraine par Moscou, la logique et les attentes vis-à-vis des obligations russes envers la sécurité de l’Arménie ne s’appliquent plus. De plus, le moment de la mise en place par l’Azerbaïdjan du blocus du Karabakh n’est pas une coïncidence. Les Azerbaidjanais agissent ainsi car ils le peuvent et qu’ils osent défier Moscou, pour deux raisons.

Tout d’abord, l’attention de la Russie reste focalisée sur son invasion ratée de l’Ukraine. Un tel manque de volonté et une telle incapacité russe à répondre aux violations flagrantes par l’Azerbaïdjan de l’accord de couvre-feu qui a mis fin à la guerre de 2020 sont particulièrement importants, puisque la présence de 2.000 soldats russes reste la seule source de sécurité et de protection pour la population du Karabakh.

Deuxièmement, l’Azerbaïdjan prend de l’assurance à la fois parce qu’il sent qu’il peut exercer une capacité d’influence sur l’Union européenne à la suite de la signature d’un accord gazier stratégique et du fait de la réalité de son influence et de son poids sur la Turquie.

Dans ce contexte, le contraste entre l’inaction russe et la réaction occidental est éclatant. Elle est également évidente dans l’échec d’une réponse russe à la violation avérée du cessez-le-feu de 2020 par l’Azerbaïdjan. Et de ce fait, les actions azerbaïdjanaises contre le Karabakh sont aussi des défis au pouvoir russe et à la présence de la Russie dans la région. Cependant l’Azerbaïdjan joue avec le feu, testant dangereusement les limites et la patience russes et ouvrant la porte à un possible règlement de comptes mortel entre Moscou et Bakou. Mais cela aura lieu trop tard pour les Arméniens du Karabakh…

Q2. Depuis plusieurs décennies, la Russie s’est considérée comme l’arbitre du conflit, en s’appuyant plus largement sur son rôle dans la région. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a pour conséquence un retrait de Moscou de son rôle actif. N’est-ce pas là une opportunité pour l’Union européenne de réaffirmer son rôle géopolitique dans la région ?

Malgré les erreurs maintenant évidentes, les faux-pas et les mauvais calculs de l’invasion manquée de la Russie en Ukraine, le Président russe Vladimir Poutine a excellé dans un domaine : celui de se faire des ennemis tout en perdant des amis. De l’Asie centrale au Caucase du sud, chacun des voisins de la Russie comprend à présent sa faiblesse et reconnaît qu’elle est encore plus dangereuse et profondément isolée. Et cela n’est nulle part aussi clair qu’en Arménie.

Plus précisément, la Russie constitue un défi de plus en plus sérieux pour l’Arménie : celui d’un partenaire non fiable. Mais ce n’est pas seulement la Russie qui a perdu la confiance de l’Arménie, mais également l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) dominée par la Russie et qui fait face à une perte de leadership. Cela découle de l’incapacité de l’OTSC à répondre de façon adéquate aux attaques de l’Azerbaïdjan sur l’Arménie et a seulement démontré une fois de plus l’absence de valeur et la déroute de la soi-disant alliance. Dans le contexte actuel, l’organisation serait plus justement décrite comme l’Organisation du Traité de l’INSECURITE Collective.

Plus largement, l’invasion manquée du Président russe Poutine en Ukraine a également gravement, sinon fatalement, affaibli le pouvoir et l’influence russes. Et avec la démonstration de la défaite d’une armée russe obsolète, nous voyons maintenant un Poutine isolé, en colère et revanchard, particulièrement sensible à tout signe de faiblesse.

Pour l’Arménie, qui se déplace à présent bien plus vite et bien plus loin vers l’Ouest et vers l’Union européenne, le contraste entre l’inaction russe et la réaction occidentale est une fois encore vivace. C’est également évident si l’on reconnait le fait que les actions de l’Europe en réponse à la guerre en Ukraine et en réaction à l’attaque de l’Azerbaïdjan sur l’Arménie sont pour la première fois alignées avec ses aspirations.

Q3. A votre avis, la guerre en Ukraine a-t-elle plutôt rapproché le Caucase de l’UE ou l’en a-t-elle éloigné ? A travers vos activités d’enseignement au campus de Natolin du Collège d’Europe, vous possédez un réseau de relations dans toute la région. Comment envisagent-ils leur futur et la place géopolitique de leur pays ?

Depuis l’invasion russe injustifiée et sans provocation en Ukraine, l’échec de l’armée russe a montré qu’elle est bien plus faible que ce que l’on pensait auparavant. Les répercussions de cette faiblesse russe inattendue ont aussi amené à une nouvelle réalisation parmi beaucoup de ses voisins que même si la Russie venait à les menacer, les limites de son pouvoir et de son influence sont à présent indéniables.

Un exemple notable est l’évidente escalade menée par l’Azerbaïdjan comme un défi aux forces russes au Nagorno Karabakh. Dans ce contexte, l’agression azerbaïdjanaise est tout autant dirigée contre la Russie, en un défi ouvert à Moscou, et ne se limite plus à exercer une pression sur l’Arménie et le Karabakh.

En ce qui concerne d’autres conflits « gelés », de la Géorgie à la Moldavie, la Russie peut essayer de réaffirmer son pouvoir déclinant dans une démonstration de force. Bien que cela serait la tentative du désespoir, l’échec de la Russie en Ukraine ne peut qu’encourager un dirigeant russe plus dangereux, isolé et rancunier à demander davantage de loyauté de la part de ses « alliés » tels que l’Arménie et les États d’Asie centrale, tout en maintenant une pression sur ses autres voisins.

En termes strictement militaires, l’invasion de la Russie en Ukraine n’a que peu voire pas d’impact sur la mission militaire russe au Nagorno Karabakh. Mais en termes diplomatiques, l’Azerbaïdjan a déjà tiré profit de la situation en augmentant la pression sur l’Arménie et le Karabakh, comme démontré par le blocus. La stratégie de l’Azerbaïdjan consiste à plus que simplement tourner à son avantage la diversion créée par la guerre en Ukraine ou à augmenter sa pression sur l’Arménie, cependant, et se révèle être un défi audacieux envers la Russie. Ainsi, l’Azerbaïdjan est devenu suffisamment téméraire pour braver la Russie. Renforcé par le soutien turc, ce positionnement est très probablement voué à perdurer.

Depuis plus de vingt ans, la politique étrangère arménienne a été définie par une recherche de « complémentarité », où l’Arménie a voulu maintenir un « équilibre » stratégie entre ses partenariats de sécurité avec la Russie et son intérêt pour l’approfondissement de ses liens avec l’UE et l’Ouest. Cette politique a été difficile à définir au fil des années, en particulier du fait de la dépendance latente de l’Arménie vis-à-vis de la Russie en ce qui concerne sa sécurité et ses liens militaires. Mais depuis la guerre de 2020 au Nagorno-Karabakh, les limites des promesses de sécurité russes sont devenues claires et évidentes. Et avec l’invasion de l’Ukraine, l’Arménie fait face à un dilemme encore plus imposant et peut-être insoluble : celui consistant à devoir satisfaire aux attentes de loyauté envers Moscou et à soutenir l’agression russe contre l’Ukraine.

Dans ce contexte, la diplomatie arménienne a cherché à réaliser une danse délicate lui permettant de ne pas ouvertement antagoniser la Russie tout en évitant de se trouver du mauvais côté de l’Histoire en se rangeant aux côtés de l’agresseur russe. C’est pour cette raison que le gouvernement Pachinian s’est tourné vers une tactique de « silence stratégique », pensée pour ne faire rien de plus que le strict minimum pour ne pas défier Moscou.

Mais il y a des limites à ce « silence stratégique » arménien, comme démontré par le vote réticent de l’Arménie au Conseil de l’Europe contre la décision de suspendre la Russie de cette organisation. Et bien que la position de l’Arménie, le seul pays à s’opposer à cette décision à part la Russie elle-même, isole dangereusement le pays, il y avait peu de choix et encore moins d’alternatives pour elle. Mais le danger est à présent de perdre tout sens d’équilibre diplomatique maintenant que la Russie demande plus de soutien et une loyauté plus explicite de la part de l’Arménie, menaçant de la pousser dans une position vulnérable et isolée du mauvais côté de l’Histoire.

Entretien réalisé le 20 février 2023

 

[1] Note de l’éditeur : le Nagorno-Karabakh a proclamé son indépendance vis-à-vis de l’Azerbaïdjan en 1991, qui n’a pas été reconnue par les Nations Unies. Après la guerre de 2020, la République auto-proclamée a perdu les deux tiers de son territoire, laissant le Nagorno-Karabakh comme une zone encore une fois disputée.

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